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L’ Affaire du voile

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La Barbe…Après les Corses, et (s’il faut en croire les rumeurs) avant les gays et les œnologues, Pétillon se fait les barbus. C’est logique, au fond : à son époque, Cabu, autre grande plume du Canard Enchaîné, ajoutait déjà à son activité de caricaturiste et de dessinateur de presse un travail narratif plus lié, plus continu, dans lequel l’instantanéité du croquis d’actu devenait récit-témoignage.
Au cliché ravageur, qui exige un investissement concentré et ponctuel, Pétillon semble donc lui aussi vouloir ajouter le travail du chroniqueur, miroir de son temps et bâtisseur de récits. De Cabu à Pétillon, d’ailleurs, la logique est la même : voilà des auteurs qui ont toujours navigué entre le récit court (le Cabu du Grand Duduche, comme le Pétillon des premiers Palmer, hésitait sans cesse entre l’histoire en une planche et le récit long) et le dessin unique.
Chez Pétillon, le don du dessin d’actualité s’est révélé un peu plus tardivement, mais le travail d’épuration du trait, et de concentration de la charge, a été si admirable, et s’est appuyé sur une si grande force d’écriture (c’est un génie de la formule juste), que chaque nouvel opus, fût-ce un simple recueil de dessins, est une gourmandise.

Gourmandise, donc. Le lecteur espère retrouver dans chaque nouvel album la joie féroce du crobard isolé, mais comme étirée, allongée, étendue au fil des pages. Un plaisir vif, rendu durable, une sorte de long gloussement à rebondissements. L’Enquête corse, dont chaque page rebondissait trois ou quatre fois, remplissait merveilleusement ce contrat : situations, formules, caractères, clins d’oeil, tout rythmait et tout emportait ensemble rire et conviction. Les Corses eux-mêmes — et Dieu sait pourtant qu’il y en a d’épais — riaient, pris au dépourvu par une charge si féroce et si légère à la fois.
C’est que Pétillon met au service de son talent d’escrimeur la même botte secrète que Cabu : ils utilisent le truchement du naïf, du candide, du rêveur déconnecté qui traverse les intrigues et les embrouilles en n’y comprenant rien, ou pas grand chose, et sans perdre de son innocence. Jack Palmer et son imper jouent le même rôle narratif dans la France de Chirac que Duduche dans celle de De Gaulle et Pompidou : ils disent sans cesse que tout est absurde, il déréalisent plus qu’ils ne critiquent, ils annulent l’effet hargneux de la satire pour la transformer en une divagation hilarante.
Cabu y a gagné un art véritable du carnet de reportage : croqueur de génie, crobardeur sensible, historien graphique du Paris des années 60 à 90, il s’identifiait assez à son Duduche pour conserver lui-même la fraîcheur du personnage jusque dans son propre regard.

Mais Pétillon, hélas, n’assume pas intégralement Palmer. En passant des Corses aux barbus, il donne le sentiment un peu pénible de lorgner du côté de la chronique sociétale. Il cède, un peu, à la tentation hugolienne de l’observateur de son siècle, ironique et distant, agile mais un peu orgueilleux : on sent trop souvent derrière les planches le dessinateur qui joue la connivence avec son lectorat au détriment de son personnage (comme si, à chaque case, une petite voix sussurrait à l’oreille du lecteur : «eh, oh, je ne suis pas Palmer, moi : je comprends ce qui se passe, j’en démonte la mécanique, je mets le réel à nu»).
Oh, bien sûr, pas de quoi bouder son plaisir : L’Affaire du voile est un album assez réussi, fourmillant de piques et de clichés détournés, distribuant équitablement ses baffes aux barbus imbéciles, aux bobos largués, aux bourgeois grotesques. Mais l’impression générale est plus figée, moins alerte que dans L’Enquête corse. La posture du dessinateur-sociologue diagnostiquant les maux de son siècle est moins séduisante, peut-être, du fait même qu’elle se répète.
Pétillon s’installe dans son observatoire, et le lecteur reste dehors, face aux grimaces de l’époque, admirant la maestria, mais sans surprise. Chacun joue son rôle, et Pétillon-Molière fait tomber le masque. Mais la posture du dessinateur-sociologue, hélas, est elle aussi un masque, et L’Affaire du voile laisse craindre qu’en se répétant Pétillon fasse, par inadvertance, tomber son propre voile.

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Chroniqué par en février 2006