Alix Senator (t.1)

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Aigles, foudres et éclairs sous nuées inquiétantes et opacifiantes de quasi nature éruptives, Alix senator est indéniablement sous les auspices d’un Jupiter tout puissant, dieu des dieux. Pourtant, à la lecture, il semble surtout sous ceux du son père, le dieu du temps.
Saturnales, saturnisme, saturne et saturnien, quatre mots pour voir en quoi ça tourne…

Saturnales : fêtes populaires des excès et des inversions. Comme ces carnavals avant l’heure, l’album de Mangin de Démarez joue lui aussi de ces aspects. Alix était jeune, il est vieux. Il n’était pas loin d’être un esclave parfois, il est un des maîtres de Rome. Il était fils adoptif, il est père légitime. Alix avait l’ascendance sur Enak, leurs fils respectifs inversent cette proposition. Alix évitait les orgies romaines, son fils y participe bien volontiers, etc. On pourrait ajouter aussi  les excès météorologiques tendances orageuses, qui participent à celles d’un goût général pour les effets spéciaux et la pyrotechnie, semblant indispensable à toute dramaturgie.
Tout cela n’est bien évidement pas fondamentalement original, cela fait partie des mécanismes courant des créations populaires actuelles, mécanismes que certains appellent « supersized » et que d’autres appelaient surenchères.

Saturnisme : Car oui ce scénario téléphoné sera un peu plombant pour les amateurs d’autres bande dessinées. Sans réelle surprise, tout au crédo des poncifs scénaristiques actuels, il laisse un goût attendu mais (surtout) rassurant pour qui une bande dessinée n’est qu’une histoire et rien qu’une histoire. Pour ceux à qui l’album représente un peu plus, voire un vrai symptôme, Alix senator  est une bande dessinée dite populaire des années 2010 qui a les qualités ou les défauts de son temps : honnête et sérieux travail du moment, produit d’une vision éditoriales à 360° efficace, mise au goût du jour avec professionnalisme d’un classique et de son univers né il y a presque 65 ans, etc.
On pourra se gausser d’un premier plan de la dernière case de la page 16 qui arrive gros comme une maison du bout de la via (route romaine) ; on peut se gargariser de la précision historique et du « réalisme » bien supérieur à la série dite « mère ».

Saturne, dieu du temps : Et puis l’on peut penser à autre chose. L’on peut penser au rapport au temps qu’implique une lecture de bande dessinée et que cet Alix, où pourtant le mot « senator » sonne moins comme un latinisme que comme un anglicisme usuel dès qu’il s’agit aujourd’hui du titrage d’œuvres, est avant tout issu d’une lecture qui remonte à loin, à l’antiquité de leurs créateurs.
Cet album ne serait  pas qu’une réponse à un marché où les lecteurs d’Alix sont bien plus vieux qu’Alix  lui-même devenu sénateur, mais aussi une réponse à un questionnement de l’œuvre « martinienne ».
Est-ce décelable ? Oui, moins dans l’histoire et ses trucs emphatiques, voire dans ses éventuels clins d’œil, que dans cette case redessinée extraite du début du Tombeau étrusque,  et se trouvant ici à l’ultime page. Une case mise en sépia, comme une vieille photo de l’époque de la naissance de la série Alix, dont on s’étonne qu’elle n’ait pas un bord blanc dentelé.

Mais de quel temps s’agit-il ? C’est là l’ambiguïté et l’écueil. Elle surgit entre deux cases en forme de point d’orgue et de clef de sens, comme la fameuse « case fantôme » de Benoît Peeters. Mais à cette nuance qu’elle devient une « case fantôme » non plus latente mais développée[1]Alix senator ramène ultimement la lecture de bande dessinée à un album de famille, à une lecture enfantine ou de jeunesse à l’aune d’une lecture d’adulte. Un jugement comme, au mieux, celui des historiens qui s’amusaient à repérer les anachronismes et les vraisemblances dans l’œuvre de Jacques Martin, au pire, comme ceux de vendeurs vantant le dernier modèle ou la dernière version d’un produit, en maintenant confusion entre évolution/mise à jour et mise au goût du jour[2].

Saturnien : Nous pourrions pousser la symbolique des saturnales plus loin dans la mesure où elles fêtaient un âge d’or et un rapport avec les morts, que l’on pourrait appeler ici une série franco-belge nommée Alix. Mais s’il s’agissait de fêtes, Alix senator en est-il une ? Il semble moins un jeu qu’un pari, celui de redonner vie à une vieille série dont le dernier album lisible remonte à plus de 30 ans. Peut-être aussi celui d’une maison d’édition, ex-« Gallimard de la bd » appartenant pour l’instant à Gallimard, qui ferait du Soleil à sa manière. Une revanche de Tournai sur Toulon, où la deuxième, maintenant faiblarde et loin de Futuropolis, aurait désormais valeur d’école comme Bruxelles et Marcinelle en leur temps. Nouvel empire ou nouvelles décadences ?

Notes

  1. Comme une photographie argentique dont elle reprend les « codes » du noir et blanc et de sépia.
  2. Certains commentateurs ont d’ailleurs parlé d’« upgrade » de la série Alix, sans que ce soit de manière péjorative.
Site officiel de Casterman
Chroniqué par en septembre 2012