
Annie Sullivan & Helen Keller
Helen Keller (1880-1968) a perdu la vue et l’ouïe à dix-neuf mois. Evoquer sa vie et son apprentissage en bande dessinée, revient à faire un ouvrage qui lui aurait été complètement inabordable. La neuvième chose est inaccessible au toucher[1] et a pour particularité de tout montrer, que ce soit le son (des paroles aux bruits), les odeurs (par des couleurs ou des émanation aériennes), les mouvements (traits de vitesse par exemple), ou les pensées et sentiments intimes (les bulles ou des narratifs). Tout peut être montré et ce, sans nécessairement faire usage de l’écriture, par le biais de pictogrammes, de dessins dans des bulles ou de diverses conventions graphiques idiosyncrasiques.
Mais cette visualisation peut aussi témoigner d’un handicap à compenser. L’aveuglement par exemple, une alexie que l’image dessinée en bande pourrait corriger. Une surdité aussi, en s’adressant aux enfants (étymologiquement «ceux qui ne parlent pas») aphasiques par condition et qu’il s’agirait d’initier aux structures du langage et à son acquisition.
La correction de ce double handicap passerait par une surface : la feuille de papier. Y seraient tracés des dessins, des représentations plus ou moins fidèles, et ensuite la retranscription du langage par des signes.
Pour Helen Keller, la surface serait sa peau. Le dessiné serait le contact et le toucher avec des objets.[2] La retranscription du langage serait celui des signes tracés sur sa peau par une personne. Une oralité tactile dont le pendant écrit serait ensuite, dans une autre étape, les saillances du braille sur du papier[3].
La grande force du travail de Joseph Lambert est de confronter ces paradoxes et caractéristiques de la neuvième chose, à un cas célèbre (voire emblématique outre-Atlantique) dont la perte des sens semblant les plus fondamentaux, donne à tout ceux qui les possèdent l’impression que leur absence ferait d’eux des prisonniers dans leur corps.
Les images sur fond noir, négatif en tout point des images de représentation des personnages en pleine lumière, s’appuient sur ce sentiment, pour mieux montrer la construction d’une perception et d’un langage émergent du toucher et du contact. Joseph Lambert met en scène une sorte d’homonculus sensitif[4], grandissant et évoluant pour finir par s’accorder à la représentation d’Helen Keller[5]. Le noir apparaît alors et petit à petit, moins comme une prison que comme un environnement dont la seule représentation possible sont les mots et le langage des signes. En quelque sorte le revers élastique de la surface peau/feuille que nous évoquions plus haut et aussi un tableau noir, un écran où l’on re-présente le monde.
Pour ces scènes, les couleurs dont use l’auteur témoigneraient aussi d’une synesthésie possible, puisqu’Helen Keller a vu jusqu’à dix-neuf mois. En jouant de cette possibilité, Joseph Lambert fait passer au mieux la qualité de toucher et du sentiment qu’y s’y accole ou s’y oppose. Le tout renforcé par un dessin ici brossé, tout en traces et mouvements.
Cette belle acuité fait que cet album apparaîtra au final moins comme une adaptation pour collégiens qu’effraient les livres de plus de 100 pages[6], mais bien comme une réflexion profonde sur la neuvième chose, de ses origines aux prétentions ludoéducatives, à la richesse de ses spécificités expressives.
Notes
- Sauf à celui de Daredevil.
- Dans le cas d’une feuille de papier, le contact serait l’empreinte.
- Notons que l’auteur, pour cette traduction coéditée par çà & là et Cambourakis, a entièrement redessiné les codes gestuels du langage des signes en même temps que les différents lettrages. Voir ici.
- Le plus connu est celui de Wilder Penfield (1891-1976). Cette représentation déformée en fonction de l’importance d’innervations corticales, en font un véritable personnage de bande dessinée : grosses mains, gros pieds et gros nez — comme Astérix par exemple. Notons que Penfield a conçu son homonculus dans les années 50 et qu’il n’a évidement pas osé accorder les parties génitales aux mêmes proportions …
- Entre l’image de soi et l’âge de l’enfant. Les premiers dessins montrent avec justesse une image de soi évoquant celle d’un enfant en bas âge, alors qu’Helen Keller va sur ses sept ans.
- L’histoire d’Helen Keller de Lorena Hickok est un classique de la littérature jeunesse et des prescriptions scolaires.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!