L’ Art de voler

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L’art de voler est une biographie, mais c’est bien plus encore. Antonio Altarriba, né en 1910 en Espagne, a traversé le siècle et ses vicissitudes les plus noires, pour finir par se défenestrer en 2001 depuis le quatrième étage de la maison de retraite où il vivait, dans les environs de Saragosse. C’est l’histoire de son père qu’Antonio Altarriba Jr., «fils d’un anarchiste et d’une nonne» (comme il se définissait dans El País en novembre 2010), a choisi de raconter, pour tenter de comprendre ce qui a pu conduire au suicide ce vieil homme de 91 ans qui avait survécu à deux guerres mondiales.

Biographie donc, mais aussi bien plus qu’une biographie, parce que le récit de la vie d’Antonio Altarriba Sr. ne relève pas seulement de la reconstitution d’une existence : c’est aussi un long panorama du XXe siècle espagnol qui, de 1910 à 2001, conduit de la rude enfance dans une Espagne rurale encore presque féodale, sclérosée, étouffante, à la vieillesse morne et tout aussi sclérosée dans une maison de bienfaisance étriquée, écrasée par la chape de plomb moralisatrice d’un post-franquisme aux relents nauséabonds. Entre ces deux étouffoirs, la vie d’Altarriba père est une tentative désespérée pour «s’envoler», pour s’arracher à l’existence oppressante et étriquée que lui impose la réalité sociale, économique, politique et sexuelle de son pays et de son temps — mais la réalité triomphe sans cesse, et les espoirs de vie meilleure d’Antonio Sr. s’effondrent les uns après les autres. Biographie tendue, donc, qui raconte une longue guerre : la guerre qu’Antonio mène contre les conditions que lui offre le monde comme il va, guerre qu’il perd, qu’il ne cesse de perdre, et qui jette à bas les uns après les autres ses espoirs et ses aspirations.

En suivant Antonio, on suit donc les étapes qui scandent la grande vie du Siècle, depuis la dictature de Primo de Rivera jusqu’à l’interminable grisaille du franquisme quotidien, en passant par la Guerre Civile et les camps de rétention du Sud de la France ; mais on suit aussi les renoncements quotidiens et les minuscules suicides intérieurs qui scandent la vie d’Antonio, depuis la soumission aux hiérarchies sociales les plus archaïques de l’Espagne des années 20 jusqu’au naufrage affectif d’un mariage à peine choisi, ultime éteignoir de la fierté de l’ancien combattant républicain qui avait déjà dû s’humilier pour accepter de rentrer en Espagne, dans les années 50, en courbant la tête devant le franquisme triomphant. Ce double voyage dessine une histoire rude, tressée au plus dur de l’Histoire : les moments de bonheur semblent n’être là que pour placer sous un jour plus brutal encore les échos doublement tristes, doublement gris, des échecs existentiels et des échecs historiques.

Enfin, si L’art de voler est plus qu’une biographie, c’est aussi parce qu’Antonio Altarriba Jr. n’a pas pu se résoudre à écrire l’histoire de son père à la troisième personne : il a donc transposé l’écriture pour se glisser dans la vie de son père et adopter une première personne déroutante, celle d’un narrateur qui choisit de se confondre avec son personnage. Ce choix difficile fait techniquement de cette histoire une autobiographie étrange, qui s’ouvre et se ferme sur l’«envol» mystérieux qui, depuis la fenêtre de la maison de retraite, donne son titre au livre — c’est l’autobiographie d’un suicidé.

Pour mettre en image ce récit double et doublement pesant, le choix de Kim est une réussite étonnante : à soixante-dix ans, Kim est une des figures importantes de la bande dessinée contestataire et satirique depuis la fin du franquisme. En 1977, il fait partie des fondateurs de l’hebdomadaire satirique El Juéves, dans lequel il crée la même année le personnage de Martínez el Facha (Martinez le Facho), caricature du bourgeois nostalgique du franquisme, qu’il anime toujours. Or Martínez est une caricature au sens étymologique — une charge, qui simplifie et accentue les traits, grossissant les personnages, leurs travers et les situations qu’ils traversent, en les écorchant dès que c’est possible. Son dessin féroce trahit l’influence de l’underground américain (on songe à Shelton, publié en Espagne dès 1980 dans le mensuel El Víbora, auquel Kim collabore à la même époque) : sa ligne crade, parfois presque punk, n’instruit qu’à charge, et ne cherche jamais aucune excuse au sujet qu’elle dessine. Or ce trait se transforme subtilement dans L’art de voler : la mise en place des planches, comme en témoignent les croquis initiaux reproduits dans la postface, se fait dans un trait limpide, classique, épuré ; puis la réalisation semble se déployer comme un combat acharné contre cet embryon de ligne claire. Le dessin est systématiquement compliqué et chargé par l’encrage, par le lavis et ses alternances de grisailles et de clairs-obscurs glauques, et par des effets de matière calculés — petits traits, luisances, graisses, rides, poussières. La lisibilité est parfaite, la narration graphique rythmée, mais le trait est alourdit par ces graviers visuels que Kim semble avoir répandu sur ses planches, comme pour rappeler graphiquement en permanence qu’il est, justement, impossible de voler.

Il faut aussi souligner l’ampleur et la précision de la reconstitution visuelle : de l’Espagne de la Guerre Civile aux camps français du Roussillon, du Marseille des années 40 aux rues de Saragosse en 1965, les recherches documentaires ont dû être énormes, et la masse de détails et d’éléments qui composent cette restitution est d’autant plus efficace qu’elle n’est jamais étalée pour elle-même. Au contraire : Kim et Altarriba ont choisi de laisser, à des moments très soigneusement choisis, le récit déraper dans une rêverie diffuse. Ces coupures oniriques viennent scander le récit et lui fournir un drôle de commentaire symboliste — une des séquences les plus fortes est celle qui voit l’aigle franquiste s’envoler d’une peseta démesurée pour venir crever les yeux d’Antonio Sr. ; et lui, soulagé, de s’exclamer qu’enfin il ne voit plus rien, au moment même où il décide de rentrer de France en Espagne dans les années 50.

On regrettera simplement le lettrage mécanique de la version française. Le lettrage manuel de Kim, tracé de la même main que le dessin, rend la version originale infiniment plus fluide, et les caractères d’imprimerie imitant la graphie manuelle écrasent un peu les nuances et les finesses de cette (auto)biographie et de son inexorable tristesse. Comme le dit Altarriba (toujours dans la même interview à El País), «C’est une histoire dure, mais j’y ai aussi introduit une dose d’amour et d’humour ; ce n’est pas seulement la tragédie et la souffrance […]. Mon père a voulu voler, tout au long de son existence, mais ses ailes étaient trop courtes, ou la résistance de la réalité invincible. Mais, au moment où il saute du quatrième étage et s’envole, transformé en personnage de fiction, et grâce à la fin du livre, il parvient à être aimé et compris par plus de gens qu’il l’aurait jamais imaginé.»

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Chroniqué par en janvier 2012