Baby Blue
Née en 1991 en Suède, Bim Eriksson est bédéiste, illustratrice, écrivaine et artiste. Elle a fait ses débuts en 2016 avec une autobiographie It Felt Alright When My Feelings Died. Elle a publié dans des revues et zines comme Galago, SvD, Politiken, DN, Tecknaren, ETC, BANG et à l’international dans des projets collectifs comme 12 Comic Pilgrims, ou Borders. Elle est impliquée dans la vie politique locale, notamment en tant que chef de projet pour le groupe de réflexion progressiste Arena Group.
Baby Blue est l’histoire de Betty, une jeune femme de 23 ans, qui vit en Suède dans un futur proche. Elle porte des oreilles de Mickey pour servir du café, et tente de complaire à son job, mais aussi et surtout à la société suédoise, qui semble demander une bonne humeur et une affabilité permanente. A la télévision, on parle d’un redressement spectaculaire du pays, qui a maintenant le taux de chômage le plus bas d’Europe, du retour de la croissance. Le premier ministre affirme que ceci est dû au formidable potentiel de la population suédoise, mais que ceux qui refusent de se ressaisir et de se conformer à la majorité ne peuvent espérer avoir les mêmes droits que les autres. Le paysage politique est donc bien campé : c’est celui que toute l’Europe est en train d’adopter en ce moment. Celui qui provoque des grèves, des blocages, et en retour de la brutalité policière et des déferlantes médiatiques demandant à condamner les violences — celle des populations, évidemment.
Dans le monde de Baby Blue, des milices patrouillent en ville, et peuvent — grâce à des technologies de surveillance et du big data — visualiser en temps réel le comportement social de chacun. Betty ne vit pas très bien la situation. Le soir, elle fait des recherches Google du genre « Pourquoi ne suis-je pas intégrée », auxquelles Google répond « Contenu interdit ».
Le récit démarre sur les chapeaux de roues alors qu’un étrange homme borgne vient la voir sur son lieu de travail pour lui confier un paquet contenant des produits interdits, lui annonçant que c’est la dernière fois qu’ils se voient. La conversation est cassante et tendre à la fois, l’homme s’en va, et quelques instants plus tard Betty le voit se jeter sous une rame de métro. Incapable de masquer totalement son émotion, elle se fait repérer par des gardiens de la société. C’est l’événement de trop qui va conduire à son arrestation, qui évidemment va faire basculer sa vie.
Le dessin de Bim Eriksson est rugueux, une forme de brutalité que l’on retrouve chez les auteurices de l’ouest de l’Europe. Il est difficile de créer une famille avec un territoire allant de l’Allemagne à la Norvège, mais comparé à la tradition dite franco-belge, on trouve chez ces auteurices des similarités : ils n’ont pas particulièrement grandi au contact de la bande dessinée et la plupart ont commencé créer des bandes dessinées au moment où ils ont commencé à en lire, bien souvent à l’adolescence ou au moment des études en école d’art, sans nostalgie donc, et connectée à d’autres arts, peinture, gravure, illustration, littérature[1]. On connait par exemple Max Andersson et son très punk Pixy. On a pu plus récemment découvrir le dessin soyeux et rond de Erik Svetov, autre auteur suédois publié en français dernièrement, et chez ces deux auteurs on retrouve la même gêne, quelque chose qui passe par la raideur des attitudes des corps. Les corps de Bim Eriksson sont présents, physiques, et rendus envahissants par des têtes trop petites et des yeux vides. Les visages ont parfois la simplicité du smiley, mais le plus souvent ont les traits secs et grimaçants, ou portent carrément des masques d’animaux. Baby Blue est dessiné avec un trait sans modulation, et comporte un ensemble de caractéristiques reconnaissables de la bande dessinée contemporaine. Essayons une taxonomie pour nos lecteurs : c’est un dessin dans lequel on trouve une fausse maladresse qui amène une sensation de grotesque, l’usage de la latte pour dessiner certaines parties architecturales, qui joue graphiquement avec la géométrie des cases et de la page, pour produit des effets d’abstraction qui ralentissent ainsi la lecture.
Autres outils graphiques, le rendu des matières utilise des trames manuelles de différentes natures : points, lignes ondulées, trames croisées, et tout ceci s’accompagne parfois d’une minutie naïve et obsessionnelle dans certains décors naturels : herbes, feuillages, terre, rochers, etc. L’influence subliminale du dessin punk des années 1980 est perceptible, un peu de Chantal Montellier, l’ombre de Julie Doucet des débuts, quelque chose de raide pour une fantaisie qui ne rigole pas, et qui accompagne assez bien la direction politique du récit.
Dystopie nordique
Betty va découvrir, une fois arrêtée, le traitement qui est réservé aux personnes déviantes comme elle : des entretiens pour lui faire prendre conscience de ses fautes et surtout un traitement chimique. Elle est un peu foutue, a priori, sauf que sa voisine pendant le traitement est Belinda, une femme au masque de lapin.
Baby Blue s’inscrit dans la tradition du récit dystopique. On a cité à son propos les références habituelles, Nous autres de Zamiatine, Le meilleur des mondes, Kallocaïne pour les aspects de contrôle chimique de la société. Baby Blue sonne en effet comme une forme de refonte dans laquelle on pourrait aussi mettre Brazil de Terry Gilliam et THX 1138 de Georges Lucas. Mais alors, qu’est-ce qu’il y a de spécifique dans ce récit ?
Et bien, il me semble que ce qui fait la réussite de ce récit est dans ce qu’il embrasse et dans ce qu’il évite.
Le récit évite par exemple le versant technologique de la science-fiction : ici, pas de vues de caméra, de termes techniques ronflants, de gens froids derrière des écrans qui en surveillent d’autres. La technologie est présente, mais, exactement comme notre expérience du quotidien, elle est lissée et hors de représentation. Qui de nous, en effet, a déjà vu de ses yeux un data-center ? Bim Eriksson nous dessine un monde très familier, celui des vitrines de magasins et des night shops, et c’est un bon parti pris.
Ce que le récit embrasse, par contre, c’est le concret de ce monde : Bim Eriksson nous décrit, par exemple, le monde contemporain qui est celui du branding. Là où beaucoup de récits montrent des personnages utilisent des moteurs de recherche aux noms farfelus ou « évocateurs », Betty fait une recherche sur Google, utilise un Mac, fume des Marlboro, bois du coca, envoie des messages sur Messenger. Amazon et Ikea existent dans Baby Blue et participent à la croissance du pays que célèbre le premier ministre.
De la même manière, la musique, les films, les livres sont nommés. Un t-shirt Bikini Kill, un ipod avec Nico et The Smiths, des affiches de Brokeback mountain et de Eternal sunshine of the spotless mind. Au-delà de nous communiquer ses gouts, on peut voir ça comme une stratégie de Bim Eriksson pour nous faire comprendre que la dystopie qu’elle décrit est déjà notre monde.
Enfin et plus important, si le propos de Bim Eriksson est clairement féministe, avec des héroïnes, la déviance ciblée par la Suède dystopique de Baby Blue est une préoccupation queer. Si le racisme et le classisme ne sont pas évoqués, c’est bien le contrôle de la société dans son ensemble qui est mis en scène, pas seulement celle des marginaux. Ce qu’elle raconte, c’est la politique agressive maquillée en nudge et l’isolement des individus par l’angoisse de la conformité qui sont nos pièges contemporains. Eriksson oppose à cette oppression la rencontre avec d’âmes sœurs, et le récit a parfois des accents romantiques de lutte armée vertueuse, de promesse de fuite en voiture cheveux au vent, mais son lyrisme n’oublie jamais le coût physique de la radicalité. Les prises de position de Bim Eriksson sont parfois explicite et donnent droit à quelques moments brillants de dialogue, comme le moment ou Berina, la résistante à tête de lapin, lui explique son comportement public :
« La folie est une sorte d’esthétique. En tant que femme, tu dois être vulgaire, bruyante et émotionnellement peu fiable. volontiers collante et allumeuse. C’est une image qui a existé de tout temps, alors je fais de mon mieux pour être à la hauteur. Parce que dans ce cas je ne suis pas une menace. Je suis quelqu’un qu’ils connaissent. Alors ils n’ont pas besoin de fouiller dans ma tête. »
Baby Blue est évidemment un manifeste queer, mais c’est aussi un récit qui se veut réjouissant. Certes, il décrit un capitalisme en fin de règne mais triomphant, qui s’appuie sur l’État pour rester aux manettes. Mais si on le compare à Brazil (une bonne vieille dystopie des années 1980), qui met en scène un petit fonctionnaire qui se confronte à la brutalité du système politique — dont il était un rouage jusque-là — en découvrant l’amour, et qui finit fou sous la torture, Baby Blue est un récit d’émancipation incroyablement joyeux, combatif, offert par une militante qui à 34 ans connaît, et ça se sent, le prix de l’émancipation. Et comme on va avoir besoin de toutes nos forces pour ce qui nous attend dans les prochaines années, alors on est preneur.
[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]
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