Basewood

de

Au cœur d’une forêt, un homme se réveille sous une pluie battante, blessé et amnésique. Attaqué par un dragon, il est sauvé par un vieil homme, Argus, qui lui offre l’hospitalité. Par le détour de deux amples flash-back, le lecteur reconstitue le parcours parallèle de ces deux hommes, qui, ayant choisi de partir à l’aventure, se sont heurtés à l’âpreté de la nature. Argus et sa femme ont quitté leur petite communauté agricole pour aller vers le Nord et s’établir dans la forêt de Basewood. Après la mort de sa famille, tuée par le dragon, Argus décide par pénitence de rester dans cette forêt qui le confine à la peur et la solitude. Sa vengeance, il ne n’obtiendra qu’en se sacrifiant. Quant à Ben, il quitte son foyer pour mieux y revenir, dessinant une sorte de boucle initiatique. Fortement ancré dans l’imaginaire nord-américain, ce récit se présente comme une parabole de l’histoire des colons et, à travers elle, comme une illustration de la question de la place que l’on se cherche. Les deux hommes représentent à la fois deux faces d’une même figure de pionnier et deux âges de la vie.

L’insertion d’un animal fantastique, qui peut décontenancer dans ce contexte par ailleurs historique, permet de transfigurer le récit en conte merveilleux. Le dragon donne notamment corps à certaines interdictions latentes, et aux transgressions qui s’ensuivent : Argus déclenche son malheur lorsqu’il profane la demeure de la bête, Ben le sien lorsqu’il tente de conquérir les airs avec sa machine volante, renouvelant la fable mythologique de l’arrogance punie. La créature ne s’aventure d’ailleurs jamais hors des limites tacites de son territoire (définies par la falaise). Tout droit sortie de l’inconscient des trappeurs, elle est ce «dragon-terreur» décrit par Joseph Campbell dans Le Héros aux mille et un visages. De manière évocatrice, et suivant en cela la structure du cauchemar, les personnages, lorsqu’ils cherchent à s’échapper, se jettent à deux reprises dans sa tanière. Ce conte s’articule implicitement autour des rites de passage, et en particulier de séparation. Argus meurt précisément de ne pas avoir pu ou su se séparer du dragon (qui, comme souvent, est une dragonne), et c’est en fusionnant avec la bête, lorsqu’il lui plonge son poignard en plein cœur, qu’il trouvera la mort.

Publiée chez L’Employé du moi, cette histoire rappelle subtilement que l’écriture intime répond aussi à des structures mythiques. A travers le récit de Ben, c’est le mythe d’un peuple qui se dessine. Amnésique, Ben souffre, à l’instar des colons, d’une déconnexion avec son passé. En recouvrant la mémoire, il retrouvera la place et les responsabilités qu’il occupait dans la communauté. Le récit se déploie ainsi tacitement autour du mythe paradoxal de la liberté. La taille des cases et la ligne pure, presque enfantine, restituent parfaitement l’impression aérée et dénudée que procurent les grands espaces nord-américains. Le noir et blanc met en valeur le combat entre les éléments, la violence de la neige lorsqu’elle se transforme en tempête mais aussi sa pureté lorsqu’elle vient recouvrir les bois, leurs recoins, leur opacité. De cette manière, Basewood incarne à merveille le repaire, lieu de refuge mais aussi de danger. L’épure pour ne pas dire la sécheresse qui caractérise l’art d’Alec Longstreth imprègne à cette histoire une tonalité douce-amère, à la fois triste et poétique.

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Chroniqué par en janvier 2013