Bhimayana

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Bhimayana est le seul exemple, à ma connaissance, où la neuvième chose ne s’inspire pas d’un art vernaculaire mais où ce dernier s’empare d’elle et de ses mécanismes.

Le livre retrace «le parcours» de Bhim[1], diminutif de Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), égale de Gandhi ou de Nehru, fondateur de la constitution indienne, mais très peu connu en occident[2]. Né «intouchable», il s’est battu toute sa vie pour abolir le système des castes en Inde. Les auteurs évoquent trois moments clefs de sa vie, où celui aussi appelé affectueusement Babasaheb, prendra  conscience de sa condition de hors-caste et de l’infernale bêtise d’un système pratiqué dans tout le sous-continent et pas uniquement par les hindous.
Ce combat d’Ambedkar restant malheureusement toujours d’actualité, le récit commence à notre époque, par un dialogue s’instaurant à l’arrêt d’un bus entre un homme et une femme. Lui se plaint de ne pouvoir trouver un emploi malgré ses diplômes à cause des discriminations positives mise en place pour les «dalits»[3] ; elle va essayer de calmer son aigreur en lui expliquant le pourquoi de leur mise en place à travers la vie par trop oubliée d’Ambedkar. Son argumentation va s’étayer aussi d’articles sur des faits divers récents, exemplaires par leur incroyable et absurde violence, tous extraits de la presse indienne actuelle.

Les illustrations et la structure de ce projet initié et dirigé par l’éditeur S. Anand, ont été réalisées par Subhash Vyam et sa femme Durgabai Vyam,[4] appartenant tout deux au peuple Gond. Cette dernière est reconnue comme une des grandes artistes de l’art aborigène indien, dont les œuvres s’envolent sur le marché de l’art actuel. Les deux auteurs dédient Bhimayana à Jangarh Singh Shyam (1960-2001), «le ciel qui nous abritait», artiste qui avait participé en France à la célèbre exposition Les magiciens de la terre en 1989, considéré comme le chef de fil des artistes Gond et qui s’est suicidé au Japon dans d’obscures circonstances.

Les Vyam sont illettrés, ils ne connaissaient ni la bande dessinée contemporaine et sa popularité relative dans le monde anglophone sous la forme de romans graphiques, ni la vie de Bhimrao Ramji Ambedkar. C’est leur éditeur qui les leur a fait découvrir. La condition d’aborigène (ou de peuple premier) des deux artistes les assimile ou pour moins les rend proche de celle des hors-castes. Raconter la vie de ce personnage historique, dont ils croisaient les nombreuses statues sans qu’elles aient avant cela une signification particulière, les a dès lors enthousiasmés.

De la bande dessinée, ils ne gardent que les idées de séquences et de bulles. Pour ces dernières, ils en déterminent trois types : une qui traduit la pensée et deux autres qui instaurent une tonalité ou saveur expressive. En phase avec leur vocabulaire formel fait d’un bestiaire précis et caractéristique, la parole positive s’épanouit dans une bulle en forme d’oiseau, celle négative a un embrayeur en forme de queue de scorpion, quand celui de celle de la pensée représente une multiplication du regard intérieur à l’image des multiples yeux sur le plumage d’un paon.

Il n’y a pas de cases. Les Vyam veulent un art ouvert (khulla). La page est un espace, un paysage narratif qui s’articule sur des liaisons attachées au vocabulaire formel traditionnel fait de motifs végétaux, animaliers ou d’éléments plus décoratifs appelés «digna». L’expressivité des personnages passe par la bulle nous l’avons dit, mais aussi par leur taille variable, leur insertion dans les motifs, le bestiaire qui les accompagne, l’usage des couleurs, etc. Les mots «miniatures» et «enluminures» qui viennent à l’esprit ont rarement été aussi peu dévoyés pour décrire une bande dessinée. Le tout est d’une grande limpidité, se donne lire sans heurts et avec vivacité.
Est-ce l’art Gond qui tend à cette clarté ou la bande dessinée ? Les deux semblent se rejoindre dans le fait de montrer (d’illustrer), parce que l’on ne sait ni lire ni écrire. Une aide à la lecture avec cette nuance : ce sont ici les illettrés qui s’adressent à ceux qui savent lire, non l’inverse[5]. Ils montrent un monde qui se donnerait autrement à lire, un langage oublié par tous, qui trouverait enfin son chemin dans des pages. Une autre épopée pour comprendre un monde que nous ne saurions plus dire ou articuler, comme épuisé par les sophismes.

Notes

  1. Par son  titre, Bhimayana fait référence au Râmâyana, littéralement «le parcours de Râma», texte fondateur de la culture indienne et de la religion hindouiste.
  2. Voir cet article pour en savoir plus.
  3. Littéralement «les brisés et opprimés» — c’est ainsi que se nomment eux-mêmes les «intouchables».
  4. Sous le nom de Durga Bai, elle est aussi l’illustratrice de livres pour enfants : Les animaux musiciens (2008), Un, deux, trois… dans l’arbre ! (2013) et La vie nocturne des arbres (2013), récompensé à Bologne. Les dates entre parenthèses sont celles des publications en français, toutes chez Actes Sud Junior.
  5. I.e. quand la bande dessinée était pour les enfants.
Site officiel de Editions MeMo
Chroniqué par en octobre 2013