
Black Medicine Book
Difficile de savoir à quel moment précis on aura pu être happé par l’atmosphère si particulière des productions d’Helge Reumann durant la dernière vingtaine d’années. Certains d’entre nous auront repéré l’auteur dès ses premières armes (hum) du côté du Rouergue, du Drozophile ou chez Mille Putois, par exemple. D’autres seront tombés sur l’une ou l’autre de ses histoires courtes publiées dans bon nombre de revues collectives, à commencer par Bile Noire (la revue périodique des éditions Atrabile) où l’auteur contribue dès 1997, soit vingt ans tout pile avant de signer un impressionnant ouvrage chez le même éditeur.
Au fil du temps, nombreux furent ceux qui s’interrogeaient sur la relative discrétion de ce raconteur d’histoire qui oscillait le plus souvent entre humour noir assez décalé, imaginaire graphique visiblement en ébullition, et humeur sensiblement nihiliste piétinant gentiment la face du lecteur à chaque chute, voire à chaque case. Les petites historiettes acides de Reumann étaient alors autant de nano-traumatismes annonçant très probablement un de ces gros bouquins marquants que chaque amateur de bande dessinée différente pouvait attendre : nous étions nombreux à piaffer d’impatience, maudissant les éditeurs timides, les directeurs de collection malvoyants, les aventures éditoriales sans discernement. C’était évident : cet Helge Reumann en avait sous le bras, et nous allions nous régaler prochainement.
En attendant cet incroyable livre longtemps espéré, l’auteur suisse quant à lui déboulait souvent de là où on ne l’attendait pas. D’abord associé à Xavier Robel dans une de ces expériences symbiotiques qui n’existent que dans les imaginaires les plus débridés (Studio Elvis, la machine à créer bicéphale et risque-tout), le travail de l’un nourrissait celui de l’autre de manière exaltée, notamment à travers l’inoubliable Elvis Road, l’inoubliable leporello à quatre mains (quelle drôle d’expression qui perd un poil de sa pertinence lorsque l’on parle d’auteurs dont on ne saurait dire s’ils sont ou non ambidextres) qui aura durablement marqué celles et ceux qui seront tombés dessus lors de sa parution en 2002.
Ce magnifique livre-accordéon, d’abord édité chez les zurichois de PipiFax, devint également une violente salve éditoriale sur le territoire nord-américain grâce aux bons soins de Buenaventura Press : chaque matin durant un an, les deux auteurs se sont exercés au remplissage/noircissement d’une bobine de papier, apportant chaque jour par le dessin un peu plus de scènes à celles qui les précédaient, un peu plus de détails, un peu plus de matière sur le rouleau déroulé au fil des jours. Le résultat donnait cette longue fresque complètement malade, faite d’une session d’échauffement de poignets sublimée par les talents qui s’y croisaient et aboutissant en définitive — et mine de rien — à une magnifique œuvre-phare de la création illustrée contemporaine.
Bien plus récemment (c’était en 2012), une autre aventure croisée impliquant également Reumann vit le jour du côté de chez United Dead Artists : fusion à froid de deux environnements hostiles chacun à leur manière, Vertige voyait la rencontre sur papier et trente-six pages entre le suisse et le suédois Gunnar Lundkvist, autre immense créateur dont les trop rares publications françaises sont à chérir.
Il était tentant de se demander à quoi ressemblerait la mise en commun d’autant de désespoir, celui-là même que les deux créateurs décrivent inlassablement dans leurs œuvres respectives, chacun à leur manière. Et il était vain de douter du résultat : deux personnages errent d’un endroit à l’autre, d’un monde à l’autre, sans quasiment aucune promesse de meilleurs lendemains. Leurs existences, comme perdues d’avance, se répondent dans un récit où chacun d’eux semble irrémédiablement perdu dans l’univers, dans leur monde, dans leur ville, dans leur vie. Il n’y pas une once de projection positive dans ce road-movie neurasthénique au ralenti, et par moment, on se prend à imaginer que Klass Katt et l’Homme-Bûche sont les deux versants d’une même entité : deux représentations graphiques d’une vie rongée par l’ennui, par les remords et les regrets, par l’absence d’envie.
Le traitement en bichromie enferme ces deux destinées d’une banalité exemplaire dans une suite de scénettes où un rouge vif sort ponctuellement le noir intense de sa cache. Les zones de blanc non colorées ou non-dessinées par Reumann ou Lundkvist sont aussi étouffantes que les nombreux aplats charbonneux qui semblent dégueuler du livre que l’on tient. Comme si le traitement chromatique était de toute manière indépendant de la somme pathétique obtenue. On tenait là l’une des plus grandes virées en terres de désolation que l’on puisse trouver dans les étals de la production contemporaine.
Entre ces deux livres en tandem, Reumann continue de participer de temps en temps à divers projets et revues collectives (Bile Noire, donc, mais aussi Lapin, Jade, Comix 2000, Toy Comix, et plus récemment Les Tranchées Racines et Muscles Carabines), où il distille le plus souvent de courts strips explorant le petit monde dont les contours se précisent davantage avec chaque nouvelle publication. On aurait bien du mal à expliquer ce qui s’y trame précisément, mais s’il fallait le faire, on emploierait probablement des mots comme : environnement post-apocalyptique ; personnages enragés ; humour acerbe distillé avec rareté ; atmosphère viciée par l’on ne sait quoi ; impossibilité des relations, de la communication entre les êtres ; optimisme piétiné, molesté, écartelé, passé au hachoir ; et homme-bûche.
Il faudrait s’arrêter un jour sur l’existence de l’Homme-Bûche, incarnation reumannesque parmi les plus notables.
Créature protéiforme apparaissant d’une manière ou d’une autre dans la majorité des travaux d’Helge Reumann, ses traits, sa forme, son rayon d’action changent au fil des besoins du scénariste. Mais ce qu’il sème n’est généralement qu’incompréhension pour nous autres mortels lecteurs : tantôt marionnettiste sadique d’un petit théâtre dont il semble être le protagoniste principal, tantôt victime d’un environnement fatal ou hautement néfaste et opposé, l’Homme-Bûche contribue à synthétiser ce qui semblent être quelques-unes des obsessions majeures de l’auteur.
On pensera aux nombreuses histoires se déroulant dans un bois, un sous-bois, une forêt : le Suisse aime à dessiner les arbres, leurs canopées hivernales, autant qu’il privilégie les retranscriptions graphiques des sommets Suisses, ces monts enneigés dont le traitement contrasté auront marqué plus d’un lecteur. Les arbres, donc, nombreux dans le décor et au premier plan sous une forme plus prompte à servir un récit : des années plus tard, ces curieux humanoïdes (approximatifs !) changent de forme mais restent toujours très présents dans chacune des histoires racontées par Reumann, et Black Medicine Book n’est pas en reste.
Une anecdote qui en dit long au sujet de l’Homme-Bûche : durant la résidence collective Pierre Feuille Ciseaux #5, à Minneapolis à l’été 2015, la vingtaine d’auteurs et d’autrices de bande dessinée réunis devaient plancher notamment sur un curieux chantier de création collective. Chacun devait d’abord dessiner une créature, en pied, sans le contextualiser d’aucune manière : un simple dessin d’une sorte de personnage/création vivante, portée évidemment par les caractéristiques imaginatives et/ou techniques de son auteur, fait en toute hâte, sans textes, descriptifs ou courte légende pour le présenter. Puis, sans qu’ils n’aient jamais été prévenus de cette nouvelle étape, vint le moment de soumettre cette vingtaine de dessins à l’ensemble des participants, pour en sélectionner quelques-uns et en tirer une future moelle substantielle à exploiter pour d’autres exercices à venir, plus conséquents et surtout plus franchement narratifs quant à eux. Eh bien : l’Homme-Bûche d’Helge (auteur éminemment discret et en retenue dans une aventure sociale telle que cette résidence collective pouvait l’être) remporta tous les suffrages, l’air de rien, haut la main. A croire que chacune et chacun avait pleinement compris la potentialité d’une créature qui n’avait rien à fiche là, qui paradoxalement figeait l’imaginaire de chacun autant qu’elle pouvait le stimuler… Ou peut-être était-il simplement plaisant à regarder, cet Homme-Bûche, exécuté avec cette finesse et cette précision dans l’encrage auxquelles Reumann n’aura cessé de nous habituer durant l’ensemble de la résidence.
Reprenant les formes croisées dans Black Médecine (rare ouvrage tiré à 130 exemplaires via Re :Surgo en 2015), cet imposant nouveau livre de 270 pages plante une fois pour toutes l’intense décor où peuvent se mouvoir les différents enjeux du monde reumannien, sans jamais donner l’impression de le figer. Et si l’on s’éloigne pour l’occasion des strips, historiettes et des formes narratives plus évidentes, les dessins à l’encre, les peintures sur bois, les photos de résines que l’on retrouve ici forment un tout d’une grande cohérence, où se racontent le conflit, la violence, la sortie par le bas d’une société déchirée par la guerre. Il s’y raconte bel et bien quelque chose, sans recours aux mots, aux dialogues ou aux descriptions : la force du dessin narratif en diable de Reumann y est plus évidente que jamais. Il y a là des heures et des heures de lecture, d’observation attentive des détails. On ne le dira jamais assez, il y a tout du virtuose chez Reumann, quelle que soit la technique utilisée (et l’éventail partagé ici est aussi impressionnant dans son déploiement).
Au programme : la description d’un monde corrosif et acide, où l’espoir est régulièrement piétiné dans une gadoue faite de fanatisme politique, de crétinerie religieuse, de maniaques de tous bords. Un chaos dessiné qui serait déprimant à souhait s’il n’était aussi fascinant : ce monde (le nôtre ?) est passé à la moulinette reumannienne et ce qui en sort donne un ensemble fictionnel imperturbablement dérangeant, parce qu’encore plus réaliste qu’il n’y paraît.
Comme dans toute les guerres, il n’y a pas de camp glorieux, ni davantage d’issue heureuse : chaque famille de personnages se déchire avec les autres, endosse le rôle de la victime avant d’emprunter celui du bourreau, dans une succession de cycles éreintants pour le candide optimiste qui se sera perdu dans ces pages.
La civilisation n’aura donc rien apporté à l’humanité, qui succombe finalement sous son propre poids : les mutations ayant opéré sur ces peuples en conflit sonnent comme un échec de la modernité et du progrès face à l’élan séminal de nos anciens primitifs. Les présences répétées de signes de cultes, les manifestations de fanatisme, les éventuelles affiliations à d’étranges religions, tout cela n’a plus d’importance, en admettant que cela en ait jamais vraiment eu. La grammaire reumannienne affole les boussoles et éteint les montres, et le déraisonnable à l’œuvre ne laisse aucune chance à quelque espoir que ce soit.
Gigantesque travail de sabotage moral, Black Medicine Book est traversé de toutes parts par un nihilisme omniprésent ; il est régulièrement ponctué par des respirations qui empruntent davantage à la lucidité. L’axe de lecture qui semble s’en dégager principalement, c’est avant tout la potentialité cauchemardesque que nous offre ce monde décidément bien foireux, synthétisé par un trait et un imaginaire fou, celui du génial Suisse. C’est une vraie expérience de lecture, comme le furent ses précédents bouquins dans cette veine, mais dans une version étendue qui rend enfin hommage au talent de l’auteur : en défaisant les plis, en mettant tout à plat, on est frappé de constater le condensé des choses malsaines de ce monde qui nous est proposé, et la désolation qui y règne. L’humour qui surgit régulièrement au détour d’une scène peut emprunter au nonsense, au cynisme, au déglingo, rien n’y fait : constamment, c’est l’absurdité et la désolation qui prennent le contrôle.
Les récurrences de scènes d’extrême tension, qu’elles soient dessinées, encrées, peintes, colorisées, se suivent et semblent comme chapitrées par de courtes séries de photos. Celles-ci reprennent l’un des projets les plus récents de l’auteur, de courtes séries de moulages en résine d’armes toutes plus convaincantes les unes que les autres, et à l’échelle 1 : battes de baseball, fusils, haches, planches cloutées, le tout reproduit à plusieurs exemplaires (sans étonnement, certaines photos attestent du soin, de la minutie et du détail apportés à leur réalisation, dans la continuité des compositions graphiques de l’auteur).
Aucun mot ne traverse le livre entre son introduction (signée Charles Burns, pas moins)/sa préface (signée Christian Rosset) et son sommaire/chemin de fer en toute fin : ajoutant au mutisme de l’ensemble, chaque chapitre/partie semble être l’écho de ce qu’il précède autant que ce qui le suit. Le brouhaha est bien là, n’ayant pas besoin de l’emploi du verbe pour être ressenti comme tel.
Une fois de plus, Helge Reumann ajoute à son corpus une nouvelle énumération des maux de ce monde, et contribue à enrichir sa critique d’une société rongée, en perdition. La violence, radicale dans sa formulation (des scènes de manœuvres de guerre rangée aux détails de combats au corps à corps), est aussi frontale que sourde, tout à la fois. Davantage que la loi du plus fort, c’est la loi de l’agression qui prime ; rien n’est immuable dans la hiérarchie prédatoriale installée par Reumann, forts et faibles seront de toutes manières renvoyés au même constat, celui d’une écrasante injustice qui domine au-delà de tout, quand bien même les pièges stratégiques, les guets-apens fatals, la maîtrise du close-combat, quand bien même les victoires (toujours éphémères).
Régulièrement, la bande dessinée en général est évoquée comme étant une sorte de valeur refuge empruntée à l’enfance, à ses souvenirs. Il y aurait là quelque chose de réconfortant, qui emprunterait à la nostalgie ou au doux sentiment de réconfort, de retrouver ce que l’on croit connaître : une suite de signes graphiques (textes, dessins) s’accompagnant mutuellement et reposant sur une méthode assimilée par chacun depuis belle lurette (la compréhension d’un dessin avant celle même des mots écrits). C’est aussi une manière probablement éminemment réductrice d’envisager la chose bande dessinée, bien entendu.
Ça tombe rudement bien : ce livre propose justement à ses lecteurs de prendre le chemin inverse.
Via ces enchaînements de dessins pleine page (qui peuvent tout à fait se lire comme une série de cases d’une planche de bande dessinée classique), l’auteur prend soin de nous livrer une vision de la société qui ne s’encombre pas de nostalgie aussi solaire puisse-t-elle être, ne laisse aucune place à la consolation, ne propose aucune invitation à un retour chaleureux et réconfortant vers le lecteur que nous fûmes autrefois. Il donne même l’impression de partir en courant dans la direction opposée à ce cliché réducteur, contribuant comme tant d’autres avant lui (on pense à Grosz, à Topor, à Pettibon, à cette grande famille de dessinateurs sauvages) à définitivement couper l’articulation bande dessinée/dessins narratifs de son penchant à lorgner, de manière rassurante, sur ce que nous lisions avant, et surtout sur comment/pourquoi nous le faisions.
Décrire le monde contemporain passe par la violence de sa représentation, car ce monde est violent, semble nous dire chacun des regards vides des différents personnages croisés dans Black Medicine Book.
Après avoir loué les éditions Atrabile pour ce bouquin déjà marquant, on se prend déjà à espérer la prochaine livraison d’Helge Reumann, avec impatience et ferveur.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!