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Bonjour, monde cruel !

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Jojo, la série régulière d’André Geerts, est une sorte d’anachronisme dans le journal Spirou, où elle paraît régulièrement : en tout cas, cette bande peut sembler bien polie en comparaison des Kid Paddle et des Petit Spirou de ce monde. Pourtant, tous les lecteurs de Jojo vous le diront, cette série est délicieuse, avec son côté authentiquement gamin mêlé à une qualité d’observation tout ce qu’il y a de plus adulte, un regard lucide et gentiment cynique sur l’univers d’un petit garçon normal dans une famille atypique, à l’âge des découvertes et de l’école élémentaire.
À la rigueur, on pourrait reprocher à Geerts une manière surannée, une vision du monde moderne fait de bric-à-brac, un «système de valeurs» très Dupuis (on n’est pas si loin du terrain vague de la Ribambelle…). Mais alors, c’est le critique qui pinaille : le lecteur de bonne foi se fichera bien de ces considérations et se régalera au contraire du talent de conteur, sans parler de l’élégant dessin, rond et nerveux, de Geerts.

Tout ceci pour dire qu’avant Jojo, il y a eu l’album Bonjour, monde cruel !,[1] recueil de dessins comiques en une planche, où se dévoilait déjà cette combinaison de gaminerie et de lucidité qui le caractérise. Dit sommairement, Bonjour, monde cruel ! est à Jojo ce que les dessins d’humour de Sempé sont au Petit Nicolas.[2]

La comparaison avec Sempé n’est pas innocente, autant l’étoffer immédiatement. C’est que les deux auteurs pratiquent à peu de choses près le même art, il est donc aisé de parler du premier en se plaçant du point de vue du second. On note d’abord que la lecture des panels de Geerts est un exercice aussi complet que chez Sempé : on a d’abord une vue d’ensemble (ce bon vieux gestalt), où le regard détecte ce qui semble, a priori, important à la compréhension de l’image. Dans le meilleur cas, ce qui attire d’abord l’œil n’est pas le détail qui rend l’image drôle ou cocasse.
Par exemple, on verra d’abord une famille pique-niquant au milieu d’un lieu dont un écriteau nous annonce qu’il s’appelle : «Vallée des grands espaces». Le décor, que Geerts dessine majestueux, ne nous donne aucun indice supplémentaire. C’est alors qu’on examine la petite famille de plus près. Nous notons alors l’attitude étrange du père et de la mère, et la position du petit garçon. Et de là, le sens du gag, que l’on constate et contre-vérifie ensuite en reprenant la vue d’ensemble. Pour le lecteur, cette gymnastique est non seulement partie intégrante du plaisir de lecture, elle décuple l’effet comique.

Mais Geerts ne partage pas les sujets et les personnages de Sempé, pas plus que son dessin. Sempé possède au fond un trait bien froid, soucieux d’un certain luxe de détails, d’ornementations finement élaborées, d’une exactitude dans les décors qui, en des mains moins expertes, confinerait à la carte postale. Geerts, à l’inverse, a un dessin rond, sommaire et souvent inexact, qu’il rehausse d’aquarelle, donnant à l’ensemble un rendu plus flou, un peu impressionniste. Et, là où Sempé fait dans la volupté et la sophistication, illustrant en quelque sorte un certain fantasme de la bourgeoisie, Geerts conserve un petit côté «prolétaire», de sentiments nobles et ordinaires, d’amours simples plutôt que de passions troubles, de colères franches plutôt que de frustrations dissimulées.

Il est notable que ces dessins aient été faits pendant la première moitié de la décennie 1980, époque d’enrichissement relatif pour beaucoup de ménages occidentaux. Époque charnière également dans la marche vers la modernité avec tout ce que cela comporte d’inquiétant, en font foi les trois pages consacrées à cette invention très datée : l’abri antinucléaire. Beaucoup de ces gags, de fait, traduisent une certaine difficulté à s’adapter à ces temps nouveaux de richesse, de cruauté et d’incertitude. On y évoque sans paravent le désespoir, la solitude, et on y subodore à demi-mot que la fin du monde n’est probablement pas loin.

De même, Geerts ne souligne que très rarement la mesquinerie du genre humain, alors que ç’eût été un procédé comique efficace et facile à exploiter. Même lorsque la situation est franchement absurde, c’est surtout par la force des choses et pas tant par la faute des protagonistes. En fait, Geerts invoque plus volontiers un sentiment de tristesse que de condescendance. On peut même dire qu’à plusieurs endroits, il cherche manifestement la compassion du lecteur bien plus que son rire. Il s’agit d’un exercice difficile mais peu spectaculaire, aussi ce recueil s’adresse-t-il sans doute d’abord aux lecteurs attentifs au petit détail qui fait mouche, peu pressés en revanche d’en découdre avec les grandes questions.

La plus belle page de Bonjour, monde cruel, la voici. Lors d’un bal masqué, une jeune femme souriante, déguisée en Chaperon rouge, s’adresse à un Grand méchant loup plutôt timide : «Peur de moi ? !… Voyons, Georges, c’est ridicule… !» C’est toute la subtile promesse d’une idylle naissante qui s’est blottie dans le coin inférieur gauche d’une scène de fête déjà empreinte de gaîté. Dans toute les littératures dessinées, je ne connais pas beaucoup d’images plus tendres que celle-là.

Notes

  1. Bonjour, monde cruel ! a été d’abord publié en 1985 dans l’éphémère collection «Les étoiles Dupuis», dans une édition plutôt luxueuse pour l’époque (grand format, élégante couverture, dos toilé, papier glacé). Cet album, ainsi que son successeur, Adieu, monde cruel !, fut ensuite réédité dans la collection «Humour libre», chez le même éditeur. Réédition d’ailleurs fort malheureuse (couverture sans goût, format réduit, etc.), aujourd’hui corrigée par une troisième ( !) édition, différente mais dans l’esprit de la première.
  2. Sauf erreur, Jojo fait d’ailleurs sa première apparition en page 24 de Bonjour, monde cruel !.
Site officiel de Dupuis
Chroniqué par en novembre 2008