Bouncer (t1)

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Par un effet de mode assez inexplicable, le western revient en force en BD, alors même que le genre est définitivement moribond au cinéma. Des années après la période glorieuse des Lucky Luke, Blueberry et autres Jerry Spring, presque tous les éditeurs remettent le couvert, avec plus ou moins de bonheur. Le tandem de choc (économique) Van Hamme et Rosinski ont ainsi délaissé le temps d’un one shot de prestige leur viking de Thorgal pour proposer un western qui se voulait un peu la quintessence du genre, avec la reprise de toute sa mythologie. Essai peu convaincant, en vérité, puisque ni Van Hamme, avec un scénario assez poussif et convenu, ni Rosinski, et son dessin devenu soudainement sous-hermannien, ne parvenaient à remporter l’adhésion. Il faut dire que le genre est archi-balisé et que n’est pas Clint Eastwood qui veut : faire du neuf avec les vieux cow-boys demande un sacré talent.
Alors, bien sûr, quand on annonce un album western scénarisé par Jodorowsky et dessiné par Boucq, on craint le pire. Comment le scénariste vedette des Humanoïdes Associés, qui semble raconter indéfiniment la même histoire depuis 20 ans, va-t-il traiter le thème ? Et comment Boucq, dont l’univers graphique est si éloigné du Far-West va-t-il relever le défi ? Contre toute attente, Jodo, sans faire preuve d’une originalité excessive réussit à capter notre attention, largement aidé en cela, il faut le souligner, par un Boucq en forme olympique.

On sait que le scénariste de l’Incal a toujours eu un goût prononcé pour les mondes de la marge, que ce soit en SF, comme dans l’Incal où John Diffol est un minable détective de classe R issu des niveaux inférieurs ou dans des récits plus contemporains comme Juan Solo qui vient des quartiers suburbains d’une ville d’Amérique du Sud. Cette marge-là est un milieu idéal pour Jodorowsky puisqu’il peut y déployer toute la violence humaine : les personnages de Bouncer sont donc typiquement des personnages jodorowskiens, en ce sens qu’ils viennent du Wild-West, de cette frontière où la seule loi en vigueur est celle du 6 coups. L’album débute d’ailleurs par des figures emblématiques de la marge, avec ces soldats confédérés oubliés qui décident de continuer la guerre malgré la victoire du Nord. Le western est donc un espace de fiction idéal pour Jodo : outlaws, rebelles, prostituées, toute la faune des laissés pour compte s’y rencontre, dans une sorte de barbarie où la morale n’a plus sa place, et où le juste n’est toujours qu’un salaud repenti (c’est le cas de Blake, ancien meurtrier qui devient une sorte de prêtre par dégoût de lui-même). Les caractères que l’on rencontre dans Bouncer sont toujours noirs et tourmentés et personne ne semble pouvoir échapper à la fatalité du pêché.
Parce qu’évidemment, Jodorowsky adore les paraboles, et Bouncer sera, comme d’habitude, une vaste parabole sur l’humaine condition. C’est peut-être ce qu’il y a de plus pénible dans ce récit (comme dans les autres du scénariste-gourou) : tous les actes s’inscrivent dans une sorte de théorie fumeuse sur l’humanité. La mère est une pute, les fils des tueurs, et la vengeance est le ressort narratif. Personne n’est finalement humain ou sensible chez Jodo, puisqu’il faut faire du récit une métaphore de nos pulsions les plus enfouies. Alors évidemment, cela donne une atmosphère d’irréalité, bien loin de tout réalisme psychologique. Car Jodo se refuse à faire une histoire un tant soit peu naturaliste : on est dans la tragédie antique, avec des caractères aristotéliciens, qui doivent susciter l’effroi ou la pitié, mais qui ne développeraient que des sentiments noirs. L’honneur et l’amour y sont remplacés par le désir de vengeance et la pulsion sexuelle. Le trait est donc outré — on est dans la fable — et c’est parfois un peu fatiguant, tant on a l’impression d’assister à une leçon sur notre prétendue monstruosité. D’autant que, depuis L’Incal, on commence à cerner le discours de Jodorowsky, et son western n’est qu’une énième variation sur le thème « sexe, violence, famille et mutilation ». Ici, chacun des trois frères subit la rituelle amputation d’un membre (rappelez-vous le pauvre Alef Thau) : l’un d’un oeil, l’autre d’un bras et le dernier de la tête (amputation qui lui sera fatale). Et pourtant, malgré l’agacement que procure l’idée de retomber dans les pires poncifs jodorowskiens, ça fonctionne, et on suit sans déplaisir cette histoire de cow-boys qui n’est finalement qu’une vendetta familiale.
Parce que la famille, c’est le lieu idéal des affrontements chez l’auteur chilien : depuis la Caste des métas-barons, on sait que c’est la cellule parfaite pour toutes ses histoires. Alors, encore une fois, la métaphore se file, presque pesante, et on assiste à la lutte fratricide des trois fils d’une prostituée, à la mort de la mère (du bon gros Freud en BD), et l’enjeu du combat à mort est une pierre habilement appelée « L’oeil de Caïn ». On le voit, Jodo ne fait pas dans la nuance, et c’est ce qui est le plus pénible à la lecture de Bouncer. Mais, dans un même temps, le scénariste est suffisamment roué pour nous faire oublier cette grosse trame psycho-morale (qui ne manquera pas de virer au récit initiatique dans le prochain tome) au profit du plaisir de la lecture d’une bonne fiction, et même d’un bon western. Il y a un vrai talent de narrateur chez lui, et comme toujours, le formidable pouvoir de s’entourer de dessinateurs de génie qui enrobent tout ce fatras métaphysique d’une mise en scène graphique époustouflante.

On l’a compris, si Bouncer est une réussite, ce n’est pas tant au scénario un peu pesant de Jodorowsky qu’il le doit mais bien au formidable talent graphique de Boucq. Les choix du dessinateur sont en ce sens déterminants pour la mise en scène du récit. D’abord Boucq, s’il a opté pour un dessin réaliste, n’a pas complètement oublié l’aspect humoristique de son graphisme, et tous les personnages gardent des visages un peu grotesques, avec des grands nez, des traits alourdis, qui les renvoient parfois au monde de la caricature, comme si le dessinateur n’était jamais dupe des lubies mystiques de son scénariste. Le réalisme de Boucq est donc un réalisme à la Brueghel : tordu, grotesque, drôle et effrayant à la fois. Dès lors, l’histoire prend un tour inattendu, et fait oublier le didactisme de la parabole jodorowskienne.
Boucq avait envie de faire un western, et ça se sent. A la différence d’autres dessinateurs, il y a un vrai amour de l’espace américain chez lui : on sent dans ces immenses cases tout le souffle des décors de l’Ouest (il s’est rendu sur place pour s’en imprégner). Jouant à fond la carte de l’espace, il choisit quasi systématiquement des plans en Cinémascope avec de très larges cases qui partagent la planche en étroites bandes où l’ ?il respire l’immensité des canyons et de la prairie. Boucq réussit, peut-être pour la première fois en BD, à retrouver l’émotion de l’espace américain que l’on pressentait dans les grands westerns en Cinémascope et Technicolor du grand cinéma de Ford ou de Huston. Et cette immensité spatiale vient très judicieusement contrebalancer la promiscuité de la cellule familiale comme unique cadre du récit voulu par Jodorowsky. La démesure américaine contre la sobriété de la tragédie grecque en somme, et ce décalage est hautement fertile narrativement, puisqu’il associe le sublime des paysages au grotesque de l’agitation des personnages, qui deviennent des pantins sans conséquence, des fourmis agitées, c’est-à-dire le contraire exact des figures métaphoriques voulues par Jodorowsky.
Et la très grande réussite de Bouncer se situe peut-être là, dans ce décalage, dans cette opposition même, entre un scénario à forte teneur métaphysico-didactique et un dessin à la fois sublime et grotesque qui ouvre les perspectives.

Chroniqué par en juillet 2001