Canopée

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Canopée, est-ce son nom ou le lieu où elle vivra ? Les deux, dans ce solo des vivants en quête d’un duo où l’on se prénomme autrement. Une aventure bien connue dans une jungle qui l’est moins, faite d’arbres généalogiques qu’il s’agit de grimper sans être un naufragé des cimes pour autant.[1]

Pour commencer il suffit de naître. Cela implique une mère et un père, chacun pouvant être là ou absent en des proportions variables qui, de ce simple fait, donnent germes aux problèmes à venir. Ensuite il faut grandir, ils doivent vieillir ; il faut partir, ils doivent rester. Faire ses premiers pas d’adulte un peu accompagné, en aveugle, pour pénétrer (comme on dit justement) dans cette jungle et son orée aux allures vulvaire.

Notre peut-être Canopée n’est alors pas au sommet, aux frontières d’avec le ciel, mais dans un tronc, à la base, à deux doigts des racines, dans un arbre-niche avec entrée orbiculaire. Logée, lovée, elle part d’ici et y revient, évite de peu un homme jardinier mangeur de femmes et les cultivant, cueille un homme-fleur au passage, écoute un chanteur charmant, rencontre un monsieur «qui vous voudrez» ou «qui elle aimerait», puis un père enfin, un père hélas, pour finir par un loup pas moins homme, sensuel, porté par les cimes et sur le vin, rendant les cimes à portée sans que ce soit vain.
Entre-temps elle n’est plus nue, a su s’habiller d’une nuit étoilée, devenir femme devinant/sachant son origine au monde, rouge vivante comme jamais et pleine de sève.

Bien sûr tout cela ne se fait pas sans dommages. On tue, on fuit celui qui vous tuerait, on mange celui qui bougeait il y a peu (il le méritait). On enterre les amis aussi, on pleure le père qui/qu’on voulait tuer. Mais c’est ce qu’on appelle être vivant, sous entendez sur les morts, par rapport à eux. Oui, c’est la jungle, ce biotope, cette niche écologique qui se définit moins par ses prédateurs, que par cette mince couche d’humus qu’elle crée d’elle-même, survivant/survivante sur le minéral d’un sol porteur indifférent, ailleurs, pour ne pas dire en dessous par hasard.

Mutisme. Mutisme d’une bande dessinée sans texte pour montrer le non-dit d’une descendante en ascension ayant affaire avec son ascendant. La mère a fait une fille mais le père est coupable de n’avoir rien fait pour celle-ci. Absent, d’allure simiesque, on l’imagine forcément allant de branche en branche dans cette jungle d’arbres généalogiques aux feuillages croisés. Une filiation troublée par conséquent,[2] tout cela devient alors différemment obsessionnel, fait de résurgences mémorielles rouges dans notre peut-être Canopée devenue blanche, et qui grouillent en elle à la manière de ces insectes blafards dévorant les feuilles en couverture. Une névrose œdipienne classique et c’est ainsi que l’on n’ose pas grimper aux arbres censés être nôtres.

Mais tout cela est avant tout plein de vie, pleins de bestioles, de bêtes et de gens qui le sont tout autant. Ce n’est pas forcément propre, mais plutôt au figuré, en une métaphore rouge et noir de la construction de soi, vers l’autonomie dans cette frontière du temps qu’est le présent, symbolisée ici dans un entre feuillages et ciel. Le passé généalogique est en dessous, le futur dans la possibilité de pousser, de faire branche au soleil, de pratiquer allégrement la photosynthèse.

On évoque avec raison les contes pour ce joli livre, car comme bien souvent chez eux il a pour sujet celui de grandir, de s’élever de l’élève par l’étrangeté de la métamorphose adolescente et des affections amoureuses décisives. Karine Bernadou y ajoute un délire, ou plutôt une «délecture» de nature musicale, où le désenchantement a posteriori (adulte donc) fait merveille en faisant un autre merveilleux, entre fable universelle et légende personnelle.

Notes

  1. Canopée, «l’interface forêt atmosphère», est un terme bien connu de nos jours, popularisé il y a 25 ans par les premières expéditions dénommées «Radeau des cimes».
  2. Il paraîtrait que les différentes branches maîtresses d’un arbre peuvent, dans la canopée, n’avoir pas le même génome.
Site officiel de Karine Bernadou
Site officiel de Atrabile
Chroniqué par en juin 2011