Chumbo

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Chumbo est un titre de livre qui paraît sympa, mais qui se traduit par “années de plomb”. C’est un terme utilisé pour désigner dans plusieurs pays une période de troubles politiques entre la moitié des années 1960 et la moitié des années 1980. Il y a des années de plomb en Italie, au Brésil, au Chili, en Argentine, en Algérie, au Maroc et encore ailleurs. Des années marquées pour ces pays par de la brutalité étatique, accompagnée de terrorisme d’extrême-droite et des soulèvements et répliques d’extrême-gauche[1] Les violences de cette période sont intimement liées à la guerre froide et à son découpage du monde en deux blocs rivaux, qui a vassalisé une grande partie du monde, Europe y compris.

Mais présentons d’abord Matthias Lehmann, pour ceux qui ne le connaissent pas encore. Auteur franco-brésilien né en 1978, il a commencé sa carrière de dessinateur de bande dessinée dans le milieu des années 1990, en tant qu’auteur et éditeur. Une des premières production accessible a été le fanzine collectif Rancune Comix en 1995, qu’il avait coordonné et édité, et si vous faites un peu de mathématiques, il avait l’âge de 17 ans.
Il a travaillé dès ses premières années en linogravure et à la carte à gratter, des outils qui ralentissent la production mais donnent une esthétique très particulière, tranchée, et Lehmann a dès ses débuts importé cette esthétique de la gravure – avec hachure et contre-hachure et d’autres subtilités – dans sa bande dessinée, ce qui rend son style très reconnaissable. Il dessine régulièrement pour des revues comme Fluide glacial, pour la presse (comme Libération notamment) et il a vendu des originaux à la galerie Martel à Paris, c’est un spectre assez large dans la production et la reconnaissance pour être souligné.
Ajoutons qu’il collabore beaucoup avec Nicolas Moog, autre scénariste et dessinateur, notamment pour Fluide glacial mais aussi chez 6 pieds sous Terre. Il a aussi collaboré au fanzine Bento, coordonné par Pierre Maurel et Jérôme Bihan avec la maison d’édition Radio as paper. Il y a publié les planches d’un récit touchant autour de travailleuses immigrées et clandestines, que j’espère bien voir publié un de ces quatre.
Il a réalisé en 2015 chez Actes Sud l’étonnant La favorite, qui décrit le parcours d’émancipation étrange d’une petite fille de 10 ans écrasée par ses grands-parents, un couple bourgeois en fin de branche, dont on découvre progressivement la violence psychotique. Le dessin hachuré de Lhemann ajoute un accent grotesque au récit, qui trouve un improbable équilibre entre froideur et intimité, entre cartoon et Hitchcock.

Granularité de la domination

Chumbo est un récit qui démarre au Brésil dans les années 1930, à Belo Horizonte, avec le portrait d’Oswaldo Wallace, directeur de mines de fer. Roublard et brutal, il se rend avec femme et enfants dans sa résidence secondaire pas loin des terrains qu’il exploite. Il est inquiet parce que ses ouvriers, qu’il ne paie pas depuis plusieurs mois, sont de plus en plus sensibles aux discours syndicaux portés par Luis Robendoleng, un des ouvriers. Ces discours de sale rouge menacent ses profits.

Lors de la fête du village, les deux fils de Oswaldo Wallace, Severino et Ramires, se retrouvent par hasard en contact avec le fils et la fille de Luis Robendoleng, Iara et Zezhino. Ils sont évidemment vite séparés pour des raisons qu’ils ne comprennent pas, mais cette rencontre entre ces enfants que tout sépare marque le début d’une relation complexe qui durera toute leur vie. Quittant la fête, Oswaldo va pactiser avec l’antenne locale d’un groupuscule d’extrême-droite et fait un don au parti, en échange de quoi quelques militants promettent de s’occuper de ce noir qui est aussi rouge. Oswaldo rencontre à cette occasion Porfirio, un militant costaud bête, docile, et surtout prêt à se faire la petite main de la lutte anti-communiste.

La suite du récit traverse les décennies 1940 puis 1950. Nous suivons les trajectoires d’Oswaldo et sa famille, de Iara et Zezinho, orphelins depuis d’un père syndicaliste disparu, de Porfirio le porte-flingue fasciste. La guerre froide et les revendications politiques affectent les protagonistes de Chumbo. Une partie est affichée au grand jour, un autre se déroule en coulisse, aussi bien dans les positions sociales, les positions politiques que dans les rapports amoureux. Matthias Lehmann décrit tous ces changements par de courtes scènes qui nous amènent à ces fameuses années de plomb qui démarrent en 1964 après le coup d’état militaire contre Jango.

Jango, président brésilien plein d’espoir, a affiché comme d’autres figures politiques progressistes un peu trop de volonté à mettre en œuvre des nationalisations, des programmes sociaux, une réforme agraire et une révision de la constitution. L’ingérence des États-Unis dans l’ensemble du continent américain au vingtième siècle est bien connue, et c’est sans ménagement ni surprise que la république de Jango sera remplacée par un gouvernement beaucoup plus conciliant avec les intérêts de la bourgeoisie et du grand frère étasunien.

Évidemment la place et le destin de chacun dans un pays qui subit un coup d’État militaire est différent si vous êtes l’enfant d’un industriel ou l’enfant d’un syndicaliste, un amateur de littérature ou un amateur de l’ordre. Évidemment, la manière dont vous vivez cette situation est différente si vous vous pensez comme nationaliste, communiste, réformiste, et elle est différente encore si vous êtes blanc, métis ou noir. Et ce sont ces réalités, dans ce lieu spécifique qu’est Belo Horizonte que décrit Chumbo, par de petites scènes moins disparates qu’il n’y parait, traçant le destin chaotique des personnages décrits plus haut et quelques autres jusqu’à la fin des années 1990, moment où les quelques survivants acceptent la transformation de l’amertume en nostalgie malgré la violence infligée et reçue.

Corps, politique et sexualité

Dans la postface du livre, Matthias Lehmann confirme ce qui apparaît à la lecture : Chumbo est le récit romancé de la partie brésilienne de sa famille, qu’il a visitée, enfant. Les écarts qu’il prend par rapport à son histoire familiale sont compensés par une précision sur l’histoire du Brésil, aussi bien dans les noms et les dates que dans les dessins d’après document qui tapissent le récit. Cette forme de respect pour son sujet pèse parfois un peu trop lourd, mais elle transpire une éthique qu’on ne peut que respecter. De la même manière que Derf Backderf lorsqu’il raconte dans Kent State un mouvement étudiant réprimé dans le sang, il y a des réalités historiques qu’on ne peut pas restituer par un récit vaporeux.

Notons trois axes forts dans ce récit :

Le premier est dans la continuité de ma première remarque. Pour restituer la complexité de son sujet, à savoir comment des phénomènes historiques affectent différemment des individus, et en prenant comme centre les membres d’une même famille, Matthias Lehmann accorde une grande importance aux corps.
Ainsi, dans Chumbo, la nourriture est tout le temps nommée, désirée, cuisinée, partagée ou gardée pour soi, mangée avec appétit, rotée, pétée, chiée. On met un temps à comprendre le pourquoi de cette insistance. Les plus vieux souvenirs de famille que nous avons sont souvent liés à la nourriture et dans la construction familiale des immigrés, émigrés et migrants, la nourriture, celle de la mère et du pays sont fondateurs. On imagine donc bien qu’en évoquant le Brésil qu’il a visité enfant, les souvenirs de plats ont dû surgir de la mémoire la plus reptilienne de Matthias Lehmann. Et c’est une première façon, forte, de parler de l’importance du corps.
Le corps, c’est aussi la beauté et, tout aussi inégalement répartie, la sexualité. Tapie sous les conventions sociales, la sexualité que décrit Matthias Lehmann est celle des maitresses, des amants, des coucheries de bureau, le sexe désiré sans espoir mais aussi celui dont on dispose et qui ne compte pas. Le sexe entre classes sociales, celui de la débauche et parfois, celui qui est accompagné d’amour réciproque. Le corps est enfin celui qui travaille, qu’on maltraite, qu’on domine, qu’on bat et tue, qu’on abandonne dans une grotte, et celui qui courbe avec le temps qui passe. La favorite, le précédent livre de Matthias Lehmann, était déjà une histoire de corps contraints, de corps contrôlés, et de ce point de vue Chumbo ajoute une dimension politique aux corps mis en scène.

Le deuxième axe tout aussi politique est que Chumbo décrit une histoire de seconds couteaux. Les personnages qui évoluent dans le récit participent activement aux moments politiques qu’ils traversent, mais sur un mode mineur. Ils ne sont pas au bon endroit au bon moment, ils sont là, et ils font avec ces fameux corps dont je viens de parler ce qu’il croient qu’ils doivent faire, avec une marge de liberté restreinte et un courage pas toujours présent.
Severino, le premier fils, le bourgeois de gauche, est un journaliste de gauche moyen, puis devient un révolutionnaire moyen, pas vraiment ni armé ni courageux pour peser dans l’histoire. Son frère Ramirès est un fasciste moyen, vénal, joueur, bisexuel et surtout lâche. Iara est fille racisée d’un père syndicaliste, elle est éprise de lutte et de justice, mais elle est une femme dans un monde machiste et ne trouve pas révolution à son pied. Sans souffle épique, les protagonistes de Chumbo sont plus proches de nous : ils agissent avec ce qui est là, et si il y a de l’émancipation, elle vient par accident, toujours, même si c’est toujours ça de pris.

Le troisième axe concerne le rôle des femmes. A part Iara que je viens de citer, personnage touchant qui trouve dans le contexte des années 1960 la possibilité d’une émancipation féministe, Matthias Lehman nous décrit dans Chumbo un patriarcat brutal, qui dans le Brésil du XXe siècle ne laisse aucune chance aux femmes, quelles que soient leur qualités, leur intelligence et même leur parole. Dans un milieu petit-bourgeois et pire encore chez les arrivistes de tous bords, dans les milieux de gauche et de droite, on retrouve cet assujettissement des femmes devant ces hommes même médiocres qu’elles accompagnent dans les succès et les infortunes. Ce portrait d’une féminité digne et éteinte est comme on l’a dit un peu rehaussé par le personnage de Iara, qui a pu s’appuyer sur une éducation politique pour s’imposer, mais à quel prix, et pour quel bien maigre résultat.

Vous vous doutez bien qu’avec une telle approche de l’histoire, Chumbo ne peut qu’avoir une fin ambivalente, et de fait, sa fin est un peu amère. La statue en bronze d’un homme est érigée, mais Matthias Lehmann laisse la dernière page pour les femmes de son récit, avec pour dernier phylactère : “Ça suffit maintenant, on rentre à la maison”. Dont acte.

Notes

  1. A ceux qui seraient tentés de rejoindre le discours macroniste en soupirant “Ha oui, les extrêmes se rejoignent“ on opposera les faits et statistiques sur le bilan des actions d’extrême-droite et d’extrême-gauche, qui permettent de bien faire la différence entre les deux. Durant les années de plomb des différents pays, les meurtres, enlèvements, séquestrations et disparitions opérés par les gouvernements de droite dure sont sans équivalent.
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Chroniqué par en juin 2024