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The Complete Jack Survives

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La salle que je préfère au Philadelphia Museum of Art présente la série de peintures «Fifty Days at Iliam» par Cy Twombly. Je passe toujours quelques minutes dans cette pièce, à regarder ces œuvres — qui ne sont pas si éloignées du concept de la bande dessinée, puisqu’il y a une séquence qui comprend à la fois du texte et des images. Durant ma dernière visite, j’avais remarqué combien Twombly semblait corriger ses peintures. On peut voir des endroits où il avait utilisé de la peinture ou des pastels, avant de les recouvrir d’une couche de peinture blanc cassé. Il n’est pas possible que ces corrections soient visibles par erreur — il aurait pu utiliser une peinture blanche qui se serait confondue avec le reste de ces tableaux largement blancs, et pourtant il a choisi une couleur crème qui se fond dans la toile, mais sans disparaître. Cependant, ces corrections ne sont plus visibles dans les reproductions de ces œuvres, elles sont trop subtiles pour être visibles dans la plupart des photos ou des images sur Internet.
Deux salles plus loin, dans une exposition de travaux du début de la carrière d’Ellsworth Kelly, j’étais tombé sur quelques travaux présentant des lignes géométriques noires sur un fond blanc. Certaines des lignes noires ont été recouvertes de peinture blanche, pas complètement effacées mais plus vraiment présentes non plus.

Ces deux découvertes me ramènent à The Complete Jack Survives de Jerry Moriarty. Ce volume regroupe la série de récits cours de Moriarty, donc certains avaient été publiés dans Raw et repris plus tard dans un livret intitulé «Jack Survives» dans les années 80. Ces éditions précédentes avaient été imprimées dans un noir et blanc très contrasté, comme c’est le cas pour la plupart des travaux au trait publiés tout au long de l’histoire de la bande dessinée. Cette méthode fait disparaître les gommages, les blancs et autres traces que l’on ne voit que sur les planches originales. Au contraire, cette nouvelle édition de Jack Survives, superbement publiée par Buenavista Press en très grand format, reproduit les pages en pleine couleur.
L’impression donne aux images elles-mêmes une densité accrue. Les noirs de Moriarty ne sont pas plat et sans vie, ils contiennent des coups de pinceaux et des variations, et les blancs sont loin d’être des blancs éclatants, ils sont sales et gris. L’utilisation fréquente de peinture blanche pour couvrir l’encre noire devient évidente. Des objets sont dessinés puis effacés, des silhouettes bougent, du texte se voit remplacé, des bulles déplacés, tous laissant derrière eux des fantômes d’un gris spectral. La suppression d’éléments de l’image rend alors les pages à la fois plus vides et plus chargées. Le monde représenté contient moins, mais il y a plus sur la planche elle-même.

Si l’on compare la même page dans les deux éditions, la différence est étonnante. Considérons ces deux extraits (mis en avant sur le blog de Drawn & Quarterly). Bien que la qualité de ces reproductions ne soit pas parfaite, on peut voir un grand tableau effacé au-dessus du canapé dans la quatrième case, ainsi que les traces de texte dans la septième case. Ces couches partielles sont comme un palimpseste d’images, les traces d’un processus de travail, mais elles sont aussi liées métaphoriquement aux récits eux-mêmes. De plus, les images en couleur se montrent beaucoup plus chaleureuses et nuancées. Moriarty est avant tout un peintre, et j’ai l’impression qu’il avait traité ces planches comme des peintures, voulant que le lecteur/spectateur prenne conscience de l’encre, de la peinture et du pinceau, une facette de l’art qui est souvent absente de la bande dessinée.

Les récits sont de courtes vignettes mettant en scène «Jack», un Américain des années 50 que l’on voit rarement sans son chapeau et sa cravate. Comme Moriarty l’explique dans le livre, Jack est basé sur son père décédé quand lui-même était jeune, mais il est le père vu par les yeux du fils. Ce personnage n’est ni Jack, ni Jerry — mais il est à la fois Jack et Jerry. Il est l’image de Jack recouverte par Jerry, et partiellement occultée.
Il y a quelque chose de fascinant dans ces pages. Elles sont tiraillées entre différentes directions sur plusieurs niveaux, un peu comme ces encres recouvertes et effacées/visibles. Alors que Jack ressemble à un homme typique des années 50, cela est contredit par un certain nombre de récits. Dans l’un d’entre eux, au lieu de tondre sa pelouse, on le voit allongé sur l’herbe et cherchant des nuages en forme de cheveux. Dans un autre, il est en train de peindre une chaise dans son sous-sol, mais la bulle de pensée le montre s’imaginant devant une toile sur un chevalet. D’autres histoires le confrontent à la fois au banal et à l’étrange. Une Cadillac passe devant sa maison et renverse des poubelles. Le contenu de sa poche — clés, portefeuille, monnaie — tombe dans une bouche d’égout alors qu’il monte dans un bus («Toute mon identité est là-dedans. C’est triste.»). Au comptoir d’un restaurant, il n’arrive à commander un café qu’en utilisant les mêmes mots inintelligibles utilisés par l’Indien assis à côté de lui.

Les histoires ne sont pas drôles au point d’en rire. Il y a de l’humour, mais je me demande parfois si nous rions de, ou avec Jack. Est-ce drôle ou triste que, peignant une chaise il s’imagine artiste ? Dans un autre récit, Jack se bat avec la réception de son poste de télévision pour voir un match de boxe, et adopte des positions corporelles réminiscentes d’un boxer. Le match/combat se retrouve transposé dans le domaine du banal et du quotidien. Est-ce drôle ?
La plupart des récits présentent le rythme du strip quotidien, avec une mise en place et un gag, mais ce n’est pas le cas de tous, et il y en a qui s’étendent sur deux ou quatre pages. Par beaucoup d’aspects, Jack Survives me fait penser à Peanuts. Jack est solitaire et isolé comme Charlie Brown, et il n’est pas difficile de comparer les contextes (les banlieues américaines des années 50) ou les histoires où l’on cherche des nuages de formes étonnantes, ou encore le journal de Jack s’envolant dans le vent (comme le cerf-volant de Charlie). Schulz nous amène autant à rire qu’à ressentir de la sympathie pour Charlie Brown, et je ressens le même mélange d’humour et d’empathie dans le portrait de Jack tracé par Moriarty. Les événements dans les histoires de Jack sont simplement légèrement décalées par rapport aux étonnements et aux désagréments quotidiens que nous rencontrons nous-mêmes.

Le recueil lui-même est bien construit, regroupant l’ensemble des pages de Jack Survives ainsi qu’un certain nombre de dessins associés — qui semblent être faits au stylo-bille — et quelques peintures. Les dessins au stylo-bille semblent être connectés, comme des variations sur une même idée, et une partie des peintures sont certainement basés sur les histoires ou les dessins. Les couvertures — intérieures et extérieures — et les première et dernières pages du livres constituent un récit de Jack en six cases — une manière intelligente de réaliser un livre sur la bande dessinée. L’ordre des pages, cependant, reste un mystère pour moi, puisqu’en se basant sur les planches datées, il n’est pas chronologique. Je serais tenté d’y trouver quelque autre principe de classement, mais peut-être est-ce seulement le choix de Moriarty.
Richard McGuire propose une courte préface, alors que Chris Ware donne dans les louanges dans son introduction.[1] Dans celle-ci, il déclare que ce livre est le «plus important» projet de réédition en bande dessinée. Ware reconnaît une tendance à la dithyrambe, et il me semble que c’est effectivement le cas avec cette déclaration. Ce volume est-il plus important que les rééditions de Krazy Kat (pour nommer un seul exemple qui me viendrait à l’esprit) ? Ce n’est pas pour dénigrer l’œuvre en elle-même, qui est excellent, mais sans doute pas aussi exceptionnelle que Ware voudrait vous faire croire.
Il fait montre d’encore un peu d’exagération lorsqu’il écrit que Jack Survives établit «un nouveau ton et potentiel — la poésie — pour la bande dessinée.» Si le travail de Moriarty doit ici être considéré comme de la poésie en bande dessinée (ce qui est discutable), sa nouveauté est alors simplement dans son ampleur et non pas dans son essence. Moriarty s’appuie largement sur la formule du comic strip, mais au lieu de se limiter au gag quotidien en quatre cases, il développe sa narration sur des pleines pages ou des successions de pages. Il diminue également l’importance de l’humour des gags, même si, comme je l’ai mentionné plus haut, il n’est pas complètement absent.

D’une certaine manière, Jack Survives ressemble à un hybride entre les comic strips qui l’ont précédé, et les bandes dessinées autobiographiques qui l’ont suivi. En se «fictionnalisant» dans son père, Moriarty a créée une œuvre qui est à la fois réelle et fictionnelle, sans pour autant souffrir de l’un ou l’autre des aspects, ou tomber dans les clichés de l’autobiographie, comme une présence par trop prépondérante des relations amoureuses (qui sont ici complètement absentes). Plus je passe du temps sur ce livre, et plus je peux voir comment il pourrait susciter de telles louanges. Je n’irais pas aussi loin que Ware, mais j’encourage vraiment à découvrir Jack.

Notes

  1. Ware et Moriarty partagent l’insigne honneur (avec Gary Panter) d’être apparus dans les pages de deux des plus importantes anthologies de bande dessinée de langue anglaise : Raw et Kramer’s Ergot.
Chroniqué par en octobre 2009