du9 in english

Coney Island Baby

de

À quoi rêvent les jeunes filles ? Qu’importe le fossé des générations, les rêves d’amour, gloire et beauté sont tenaces, surtout pour celles qui ont vu l’insouciance et l’innocence des premières années leur filer entre les doigts. Nine Antico tourne le dos à ses pérégrinations adolescentes dans les années 90 à Aubervilliers pour fréquenter deux icônes de la culture populaire américaine, la pin-up Bettie Page et la star porno Linda Lovelace.[1] Toutefois, ce qui aurait pu être une biographie acidulée pour jeunes parisiennes aimant s’acoquiner dans les soirées néo-burlesque est en réalité une fable des temps modernes au parfum autrement plus capiteux.

Coney Island Baby s’ouvre sur un portrait de pied en cap de Hugh Hefner, célèbre patron du magazine Playboy, confortablement installé dans un fauteuil et lançant à la cantonade : «Jeunes filles, avez-vous la moindre idée de là où vous mettez les pieds ?» L’avertissement s’adresse à deux jeunes prétendantes au titre de playmate qui sont venues rencontrer le magnat vieillissant de la presse de charme. Celui-ci va les mettre sur les traces de Bettie Page et de Linda Lovelace pour leur montrer comment ces deux figures emblématiques de l’érotisme se sont construites au fil des rencontres, des épreuves et des souffrances. Toutes les deux ont marqué leur époque en devenant un symbole vivant (fétichisme pour Page, révolution sexuelle pour Lovelace) avant de perdre le contrôle de leur carrière (clichés à caractère «pornographique» pour l’une, pitoyable prestation théâtrale pour l’autre). Mais l’exaltation vient à manquer quand s’opère le tiède retour à l’anonymat et Bettie Page se tourne vers la religion, tandis que Linda Lovelace étreint à bras le corps la cause féministe avec le même mysticisme. Enfin quand sonne l’heure du bilan, chacune constate amèrement que l’évolution de sa carrière a pris le contre-pied de ses aspirations initiales (recherche du raffiné pour l’une, ivresse d’une liberté nouvelle pour l’autre).

Comment parler de l’image de la femme en tant qu’objet de désir et de l’accession au statut d’icône sexuelle, en des temps si décisifs pour l’histoire du féminisme, lorsqu’on est soi-même une jeune femme bien ancrée dans l’époque actuelle ? Au lieu de façonner un «faux» témoignage historique, Nine Antico fait entendre une pluralité de voix : deux discours ancrés dans deux situations d’énonciation distinctes (le présent où se situe la rencontre entre Hefner et les deux jeunes filles et les flash-backs dans les vies de Page et Lovelace), auxquels vient se greffer le récit de Hefner, dans le rôle du conteur. Grâce à ce dispositif narratif qui laisse le soin à un homme de se faire l’avocat du diable face à des jeunes filles désireuses de se lancer dans l’industrie du charme, l’auteure évite l’écueil d’un discours trop démonstratif. Elle entretient une certaine ambiguïté lorsqu’il s’agit de définir si Bettie Page et Linda Lovelace ont été élevées au rang d’icône parce qu’elles correspondaient à un fantasme masculin ou parce qu’elles ont pris part d’une certaine manière à la libération des mœurs féminines. Si le passage d’un support de l’image à un autre (photographie et cinéma) a fait évoluer la vision fantasmée de la femme en la montrant plus volontaire et plus libre dans l’affirmation de sa sensualité, celle-ci demeure une victime impuissante, dans une perspective esthétique (Page ligotée sur les clichés fétichistes) ou personnelle (Lovelace attachée sur un siège en passant au détecteur de mensonges). L’instrumentalisation massive apparaît comme étant la pire des conséquences du statut d’icône : Linda Lovelace est manipulée par Chuck Traynor et par la féministe qui font intrusion avec la même violence dans son intimité physique et mentale. Le symbole de libération sexuelle qu’elle est devenue est tout d’abord exploité par le producteur à des fins commerciales, puis il est détourné par le mouvement féministe qui puise sa force dans les expériences douloureuses de celle-ci.

Nine Antico s’interroge sur l’accession au statut d’icône et la structure même de Coney Island Baby semble être conçue pour embrasser la trajectoire de ces deux étoiles. La tripartition en chapitres, correspondant aux phases d’une évolution très cinégénique (ascension, succès et déclin), se double d’une mutation fine et presque imperceptible du jeu des contrastes où le noir se fait dominant à mesure que les icônes tombent de leur piédestal. Le choix du noir et blanc se prête naturellement aux recherches graphiques de l’auteure qui évoquent aussi bien les réminiscences stylistiques des seventies que l’esthétique du film noir. Au lieu de cantonner le noir et blanc aux flash-backs, elle l’emploie sur toute la durée de l’histoire, ce qui procure un sentiment d’homogénéité graphique et laisse présager, comme une menace, que Page et Lovelace pourraient bien passer le flambeau de leurs déboires aux deux jeunes filles. Quel héritage ont laissé Bettie Page et Linda Lovelace à leurs prétendues remplaçantes ? Est-ce que leur statut d’icône a perduré jusqu’à elles ? Si la pin-up sulfureuse s’est sagement muée en un phénomène de mode, l’actrice de Gorge Profonde perd de sa crédibilité en tant que symbole de la libération sexuelle des femmes à cause d’un scénario grotesque qui pourrait, aujourd’hui, élever le personnage du film au rang des bêtes de foire. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour les deux jeunes filles, le film qui marqua l’avènement du «porno chic» est aujourd’hui à reléguer dans les bacs du «porno kitsch».

Nine Antico prend un malin plaisir à piétiner le mythe à l’américaine en allant au plus près de ses personnages, si bien que Bettie Page et Linda Lovelace ne sont plus dépeintes comme les figures d’un héroïsme populaire mais comme des femmes, plus vraies que natures. Les portraits sont remarquables de justesse et permettent justement de ne pas focaliser l’attention sur leur seule valeur d’icône sexuelle en dévoilant leurs rêves de jeunesse ou leurs premières expériences et en ne cachant rien de leurs petites jalousies et mesquineries. L’auteure maintient cet équilibre entre vérisme et sublimation en n’esthétisant pas les corps à outrance mais en usant parfois des fonds hachurés, plus ou moins denses, pour former comme des écrins qui les révèlent avec plus de contraste. Elle semble avoir déjà une approche très personnelle de l’érotisme en bande dessinée : son trait qui s’incarne tout en rondeur et en souplesse donne vie et réalisme aux corps en mouvement, plus qu’il ne les sublime. Les scènes de sexe, crues mais jamais vulgaires, sont dessinées comme des plans-séquences et s’étalent en continuité sur plusieurs cases.

Coney Island Baby peut se lire comme une fable intemporelle sur la volonté d’échapper à la monotonie d’une l’existence trop banale et sur les désillusions qui peuvent s’ensuivre, d’autant plus que Nine Antico ruse pour esquiver l’étiquette «biographie». La couverture met à l’honneur les deux jeunes filles qui s’éloignent en se tenant par le bras comme deux sœurs de galère, touchantes et ridicules à la fois avec leurs grandes oreilles de Bunny. Le titre évoque une chanson de Lou Reed et renvoie sobrement au nom de la plage où Bettie Page a été découverte par le photographe amateur Jerry Tibbs. Comme dans toute fable qui se respecte, il faut bien une morale. Sans révéler dans ces lignes le coup de théâtre que réserve l’auteure à ses lecteurs, on peut tout de même chuchoter que celle-ci est à extraire de l’implicite du dénouement, trouble et surprenant, et qu’elle sent divinement bon le souffre.

Notes

  1. Linda Lovelace est l’actrice du film Gorge profonde (Deep Throat) sorti aux États-Unis en 1972.
Site officiel de Nine Antico
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en avril 2010