
Cosmos
Après Cours, Bong-Gu ! et Nouilles Tchajang, la collection Kana publie un troisième jeune auteur coréen, qui permet d’ailleurs de voir apparaître quelque chose comme une école, tant il y a de proximité dans le travail des auteurs (Byun Byung Jun pour Bon-Gu !, Choi Kyu-sok et Byun Ky-hyun pour Nouilles Tchajang) : le traitement de la couleur, le souci de construire le récit autour des émotions et des inquiétudes des personnages, la légère mélancolie amère qui baigne les intrigues, tout cela finit par former une palette cohérente et riche.
C’est peut-être la touche automnale de ces histoires, et la légèreté avec laquelle leurs auteurs sont capables de varier leurs styles graphiques, qui fait du manhwa une «valeur montante» de l’édition française spécialisée dans le fond asiatique — ainsi les deux auteurs de Nouilles Tchajang sont également traduits chez Hanguk, filiale de Casterman (avec L’amour est une protéine pour Choi Kyu-sok et Lotto blues pour Byun Ki-hyun).
Cosmos est un récit emblématique des quelques caractéristiques mentionnées : une histoire légèrement triste, contemplative, et très intérieure, dont la tonalité affective est construite autour du flottement des personnages, aussi jeunes que les auteurs. Les liens étranges et maladroits que tissent les quatre personnages de Cosmos sont à la fois hésitants et crus, faits de très grands rêves impossibles à partager et de très matérielles confrontations des corps impossibles à éviter. Les personnages se cherchent, se confrontent, s’observent, mais on est aux antipodes du marivaudage : nul fantasme de maîtrise, nulle séduction prédatrice ici. Au contraire, une calme déambulation, un ballet résigné, acceptant le hasard de la rencontre et l’inévitable malaise fasciné qu’elle suscite.
Ce flottement des sentiments et des impressions est encore renforcé par un choix de montage très particulier : le récit se construit en effet au fil de séquences qui ne sont pas données dans l’ordre chronologique des faits, mais dans l’ordre des émotions éprouvées (on commence par une étrange scène de retrouvailles inattendues, dans laquelle les quatre personnages semblent prendre un nouveau départ — mais on ne découvrira qu’après les épisodes des premières rencontres).
En plus de cette variation, qui déstabilise la lecture, et entraîne le lecteur dans le même flottement indécis que les personnages, l’auteur a choisi de varier son style pour chaque séquence : on passe du noir et blanc à la couleur, d’un récit onirique à une confession en monologue illustrée par de grandes scènes de rue en couleurs pastels.
La composition des cases elle-même accentue le flottement du récit : très souvent, le cadrage est volontairement déséquilibré, exagérant une perspective, tronquant son sujet, ou mêlant noir et blanc et couleur dans la même case, lorsqu’il ne laisse pas subsister de vastes zones blanches autour d’une figure esquissée — et c’est alors, comme dans la séquence «L’autre jour la mer est venue», le corps même des personnages qui semble se déliter, se fondre dans le blanc, et ne subsister que comme une zone colorée et contrastée luttant contre l’évanouissement.
Cet inachèvement graphique n’est pas une faiblesse, mais bien un choix efficace : Kim Sung-jun cherche tous les moyens d’associer le lecteur aux sensations qui affectent les personnages, de sorte que l’histoire se déroule dans la même incertitude fragile pour lui et pour eux.
Ajoutons à cela une très grande présence de l’écrit, qui occupe parfois tout l’espace de la page, réduisant le dessin à l’illustration, comme s’il fallait donner beaucoup de place au discours intérieur des personnages pour ressaisir la trame de leur quadrige affectif en mode mineur : Cosmos est une rêverie, à mi-chemin entre le souvenir et la confession, dans laquelle il est bon de se laisser porter … dont le seul obstacle, d’ailleurs, tient justement à la forte présence de l’écrit : le lettrage mécanique de la traduction française heurte le regard, lorsqu’il est juxtaposé au soin apporté par l’auteur à la composition minutieuse de son univers graphique et de l’équilibre de ses planches.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!