Cracking
Cracking contient 128 pages de dessins réalisés par l’auteur finlandais Tommi Musturi entre 2013 et 2020. Ce livre de grande taille (24 x 34 cm) fait suite à Beating, qui rassemble des dessins produits entre 2003 et 2013. Ces deux livres ont été publiés par Fantagraphics aux Etats-Unis mais ils ont aussi été édités en Italie, au Portugal, en Suède, au Danemark, en Finlande et en Belgique donc, par La Cinquième Couche.
Tommi Musturi, un passeur
Tommi Musturi, né en 1975, est un acteur important dans l’histoire de la bande dessinée, et pas seulement de la bande dessinée finlandaise, son pays d’origine. Il est membre du collectif d’artistes Kutikuti (dont fait aussi partie Amanda Vähämäki par exemple), éditeur de la revue Kuti, et il dirige encore aujourd’hui la maison d’édition Huuda Huuda fondée en 2006. Il a permis la diffusion à l’étranger de la bande dessinée finlandaise et nordique, en même temps qu’il a fait connaître en Finlande et dans les pays nordiques des auteurs locaux et étrangers de la scène indépendante. Ce travail de passeur entre deux générations d’acteurs de la scène indépendant nordique restera probablement dans les livres de la petite histoire de notre milieu.
En bande dessinée, il a créé cinq tomes des aventures de M. Espoir, une série plutôt aigre-douce malgré ce que laisse penser son titre. Il a aussi produit plusieurs recueils des récits muets de Samuel, un personnage blanc qui se ballade dans des paysages psychédéliques. La plupart de ses livres ont été publiés en français par La 5e couche.
Il y a quelques années, à Angoulême, Tommi Musturi me disait qu’il était un peu épuisé de son investissement en tant qu’éditeur, qui avait absorbé des années de travail et beaucoup de son énergie, et qu’il voulait redevenir principalement un artiste. Et en effet, il a repris le chemin de l’atelier depuis, et s’est lancé dans la publication d’un comics nommé Future, dans lequel il utilise plusieurs styles graphiques et narratifs, parfois dans une même page. Future est un comics agressif, politique, débordant, avec trop de couleurs, trop de styles, qui vomit littéralement notre monde lui aussi trop capitaliste, trop pollué, trop corrompu. C’est aussi jouissif que déprimant. Sept numéros sont sortis, qui peuvent être commandés sur son site boingbeing.com. Une compilation vient de sortir, on y reviendra peut-être ici.
Cracking ne contient pas de récit, ni quoi que ce soit s’en approchant, mais uniquement des illustrations. Dans un texte placé en fin du livre, Tommi Musturi prend bien soin de refuser un étiquetage précis pour celles-ci. Dans son texte emprunt de romantisme, il est question d’artiste et de création, et surtout de liberté, au sens punk du terme — c’est-à-dire de la liberté qu’on se donne, celle qu’on prend, pas celle qu’on reçoit des institutions de l’art, ou dont on hérite par construction sociale. Ce texte, dans ce qu’il a de plus intéressant, parle des marges, des zones grises où Musturi travaille depuis longtemps, de cultures minoritaires aussi communément appelées sous-cutures. C’est une partie de sa production à l’intérieur de ces sous-cultures qu’on peut trouver dans Cracking. Tommi Musturi donne accès à ses productions passées dans les milieux de la demoscene, du dessin C64, des pochettes de disques, affiches de concerts, et couvertures de zines, de peintures sur skate, etc. Nous découvrons un peu jaloux que la bande dessinée, par laquelle on le connaît surtout, n’est qu’une de ces sous-cultures.
L’artiste est un geek comme les autres
Chacune de ces sous-cultures a des codes spécifiques, et ce qui est jouissif dans Cracking est que Musturi nous fait la démonstration du plaisir qu’il prend à s’investir dans chacune des esthétiques qu’il a croisées dans sa carrière d’artiste.
C’est ici l’occasion de parler un peu d’art numérique. Musturi a fait partie du milieu de la demoscene, un courant apparu à la fin des années 80 dans le monde de l’informatique, autour de la première génération des ordinateurs grand public comme typiquement le Commodore 64 (sorti en 1986). Il s’agissait de fabriquer, avec un code informatique uniquement, une animation avec du texte, du dessin, de l’animation et du son. La performance se passe au niveau du code, qui doit être le plus court possible, mais aussi dans les effets graphiques et sonores qui doivent être les plus riches — on dira même les plus kitsch — possibles, s’appuyant sur une connaissance fine des instructions disponibles dans la puce et le langage employé et les capacités du moteur graphique du hardware pour qui est développé le logiciel. Le terme geek peut raisonnablement être employé.
La musique 8bit a été une autre reine dans ce milieu, qui s’est diffusée au travers de festivals, de rencontres internationales, d’échanges de CD, de disquettes dans des revues informatiques, avant de se greffer sur la culture internet[1].
Associé à cette scène, on peut trouver le dessin sur Commodore 64, qui remplit de nombreuses pages de Cracking, et là aussi on a toutes les caractéristiques d’une sous-culture. Pour dessiner sur Commodore 64, il faut des contraintes techniques costaudes : la résolution est faible et les pixels grossiers, et le nombre de couleurs y est limité non seulement dans l’ensemble de l’image, et dans son mode “haute résolution”, l’image est limitée à deux couleurs pour chaque bloc de 8 x 8 pixels. De nouveau, ça a été un art réservé aux geeks, dont nous découvrons que Tommi Musturi a été un pratiquant, en s’adonnant à une image gore jouissive et régressive de crânes humains suppurants se dissolvant dans des triangles aux trames aussi délicates que grossières.
Mon travail d’artiste est constamment enfermé dans des catégories dont les définitions sont aussi maladroites que plates. En tant qu’artiste, je me pose souvent la question de savoir comment mon œuvre peut être comprise. C’est une nécessité, a fortiori lorsque j’essaie de communiquer à travers elle. Peu importe alors si mon travail est défini comme peinture, bande dessinée, illustration ou encore autre chose. Je me suis fixé une règle que je respecte dans mon travail autant que faire se peut : une fois l’œuvre présentée au public, elle ne m’appartient plus. Je recherche une expression riche et transparente dans ma création, mais dans le même temps, je reconnais en moi le désir humain de revenir à ce qui m’est familier. Pour autant, mes plus grandes révélations naissent toujours dans la contradiction et face au vide qui me pose la question : « Pourquoi je fais ce que je fais ? ». Chacune de mes œuvres en donne une réponse précise, mais la question reste entière.
Tommi Musturi
Générosité punk
Cracking n’est pas un récit, mais sa lecture impacte page après page par la modulation des effets de déflagration que module Musturi, comme le ferait un DJ attentif. Les illustrations évoquent le jeu vidéo low-fi des années 1980, l’abstraction géométrique, l’expressionnisme abstrait, le comics américain avec ses personnages animaliers au sourire flippant, mais aussi la musique hard rock et ses squelettes qui dansent, le cinéma de série B, et le gore du graphzine à la mode du Hopital brut de Paquito Bolino. Les glissements puis les ruptures s’enchainent. Les pages sont saturées de couleur, parfois on est face à une reproduction de peinture dotée d’une palette complexe de tons subtils, parfois on a fichier informatique préparé pour les 16 couleurs d’une carte graphique des années 1980, parfois juste un trait noir sur un fond jaune intense, et parfois le mélange de tout ça dans la même image. C’est un chaos à la fois joyeux, généreux, et tout de même, comme dans son comics Future, il y a quelque chose de sombre, de désespéré même dans ce grand livre plein de couleurs.
Il a été maquetté par Musturi lui-même, et le travail de production est impeccable, le format adéquat, la succession des images pensée, c’est donc un livre qui sent la maitrise. On ne doute pas que ce magma qui se déverse sur nous est choisi, construit. Mais il est pourtant, aussi, un accès direct à la psyché profonde de Tommi Musturi. Pour arriver à faire cela, il faut un sacré degré de domination, et des années de métier.
J’ai coutume de dire que je n’ai aucun intérêt pour la virtuosité que je considère comme un enjeu mineur, voire parasitaire de l’art. Il y a pourtant quelque chose dans ce livre qui intime le respect au delà de la jouissance plastique qu’il offre. Sans doute parce que, comme pas mal d’acteurs du petit milieu du milieu indépendant, j’ai croisé de nombreuses fois cet auteur au regard timide, et été touché par l’effacement humble derrière le travail aussi bien d’éditeur que d’auteur. Mais aussi parce que, par le contraste qu’il révèle, le torrent de signes que constitue Cracking devient émouvant là où il se voudrait criard, car on ne peut qu’être touché par la minutie déployé à chaque page par un auteur qui entend bien rendre justice aux affects joyeux et tristes qui le traversent comme beaucoup d’entre nous dans cette séquence brutale du cancer capitaliste en phase terminale. Car c’est bien de ça qu’il s’agit dans Cracking. Un craquement, une fêlure, un débordement des signes qui nous traversent.
Une dernière citation de son texte en fin du livre :
Au milieu du vide, l’artiste doit chercher les brèches que recèle la réalité et les élargir, car elles peuvent ouvrir des passages vers de nouveaux mondes. C’est ce dont il s’agit généralement quand on parle d’art : une activité magique qui donne naissance à quelque chose de nouveau, s’écarte des perspectives habituelles et dépeint quelque chose d’indescriptible.
[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]
Super contenu ! Continuez votre bon travail!