Crapule
A l’ère du tout numérique, où les études sur les nouvelles potentialités que proposent l’outil informatique émergent, où les colloques et conférences sur l’avenir du livre se multiplient et où les tablettes et autres liseuses électroniques se vendent comme des petits pains, se pose la question de la possible obsolescence du livre. Or, si l’on est attentif, on peut observer que, dans une même dynamique, des productions contredisant cette funeste prophétie continuent d’être publiées. Ces dernières années ont été particulièrement riches dans la découverte de livres-objets dans lesquels l’appréhension du support fait pleinement parti de la réception de l’œuvre : du Cadeau de Ruppert et Mulot à Tsunami de Joyed et Moyna Chitrakar en passant par le superbe Building Stories de Chris Ware[1]. Les éditions Hoochie Coochie, habitués de cette attention apportée au support[2] nous proposent à leur tour un objet des plus intéressants : Crapule de J.&E. LeGlatin. Voici un extrait d’un texte signé des auteurs qui résume très bien le projet :
« Chaque étui CRAPULE est composé de 11 fascicules, prélevés sur une somme de 14 fascicules existants.
Selon un algorithme qui génère toutes les combinaisons de k (=11) parmi n (=14), 364 étuis CRAPULE ont été conçus.
Chaque étui CRAPULE offre un contenu absolument unique. »
Chaque étui CRAPULE est donc unique, non pas comme une sérigraphie ou une gravure, c’est-à-dire comme une œuvre qui contiendrait certaines altérations dues à la technique d’impression manuelle et qui sont alors des variations d’un même motif, mais dans la composition même de chaque étui. Aucun lecteur n’aura la même suite de fascicules. L’expérience de lecture sera ainsi différente pour chaque lecteur. D’une certaine manière, avec ce projet, les frères LeGlatin proposent 364 œuvres originales.
Avant d’aborder la poétique de l’œuvre, l’objet en lui-même pose questions par sa plasticité. L’étui est fait d’une matière rudimentaire, étrange, certainement de la toile de jardin, verte, épaisse et inesthétique, repliée sur elle-même. D’imposantes agrafes en suturent les bords. Sur une face, une couverture est collée, pas toujours de manière rectiligne, et se poursuit sur une fine surface de la seconde face. C’est sur ce verso qu’est collée une étiquette avec le texte de présentation, le numéro de l’étui (j’ai eu la chance d’avoir le CR-165) et les diverses obligations (dépôt légal, ISBN etc). Il n’est ainsi possible d’ouvrir l’étui qu’en découpant la couverture qui joint les deux côtés. Il faut donc passer par un acte de violence fait au livre : moi-même qui ne suis pas particulièrement fétichiste du livre, ai eu quelques sueurs froides à déchirer la couverture, de peur d’insérer le couteau trop profondément et d’abîmer quelques livrets.
Un fort décalage se crée entre la facture de l’objet, brut, presque vulgaire (au sens usuel du terme), et sa préciosité née de l’unicité de l’exemplaire, que la numérotation exhibe graphiquement par une typographie épaisse et imprimée à l’encre rouge (le fameux CR-165 dans mon cas). Ce décalage révèle une certaine défiance envers toute une frange de l’édition de bande dessinée provenant d’un marché dit « parallèle » : celui des tirages de tête, tous plus luxueux les uns que les autres et qui procède d’un certain culte de l’objet. Le prix se pose encore en rupture. Disponible pour seulement 15 euros, l’étui est accessible à tous quand les albums de luxe se vendent souvent à plusieurs centaines d’euros (les discussions de ces passionnés se centrant parfois principalement sur les divers prix des éditions et celles qu’ils sont parvenus à se procurer, les tirages étant, quant à eux, assez faibles). Ultime prise de distance, les livrets sont d’une taille modeste, légèrement plus grands qu’un A6 et sont composés de 8 pages, alors que cette paralittérature a pour habitude d’agrandir fortement les dimensions de l’album, de rajouter des pages (carnet, storyboard, interview, etc.) et d’augmenter la qualité du papier, souvent épais et teinté.
Une véritable démocratisation de l’objet est ainsi à l’œuvre. Ce processus efface le culte pour se recentrer sur l’œuvre, la dégage de la sphère spéculative qui inonde un certain marché (et pervertie certaines pratiques éditoriales) : l’objectif de ce projet n’est pas de faire un objet rare, mais de proposer une expérience unique. La facture du livre introduit un paradoxe qui engage une poétique qui enveloppe l’œuvre dans tous ses aspects.
L’étui CRAPULE contient donc des fascicules indépendants bien que reliés à un ensemble : nous retrouvons, de livret en livret, les mêmes personnages et des motifs graphiques récurrents. De plus, chaque fascicule est ouvert par le titre de l’œuvre, « CRAPULE ». Dans un des livrets, le titre est même répété sur toutes les pages, calligraphié à chaque fois de manières différentes, occupe le même espace et scinde chaque planche en deux. Ce titre, « Crapule », revient donc comme un thème obsédant, rappelant l’inscription de chaque partie dans un tout. Si ce dispositif (des « bouts » lisibles dans un ordre arbitraire mais qui forment une œuvre globale) peut faire penser au Building Stories de Chris Ware, la poétique en œuvre est ici toute autre.
Dans le projet de l’américain, l’ordre de lecture joue effectivement un rôle dans l’appréhension du récit, notamment par des transitions aléatoires qui installent des relations de cause à effet originales entre les divers fragments. Mais l’histoire que Ware raconte restera toujours la même ; les déroulements narratifs au sein des fragments sont fortement marqués et permettent une cartographie temporelle dans la vie de la protagoniste ; telle partie se déroule durant sa jeunesse, telle autre raconte sa première grossesse etc… Ware bâtit un puzzle à reconstruire. Seul le choix arbitraire de l’ordre de recomposition de l’image globale changera, mais l’image en elle-même reste la même ; dans Crapule, nulle « histoire » à reconstruire. Les livrets ne sont pas à proprement parler des portions d’une narration, des micro-évènements qui baliseraient un récit dans le sens le plus traditionnel du terme. Les frères LeGlatin privilégient une écriture poétique, ouverte, qui laisse de la place au lecteur. Les auteurs s’affranchissent ainsi d’une temporalité qui lierait les évènements dans un rapport de succession, et ainsi de causalité.
Chaque livret peut être appréhendé comme un espace d’intensité non plus narrative mais émotionnelle. L’empreinte sensible que produit le parcours des pages d’un livret marque le lecteur ; ce n’est plus une narration qui s’échafaude mais une expérience de lecture qui prend forme. Le lecteur met tout son vécu, son expérience d’Homme et de lecteur au service de l’interprétation de ces pages. Les liens entre les fascicules sont d’autant plus erratiques que, dans chaque étui, il manque trois fascicules pour que l’œuvre soit véritablement « complète ». La lecture d’un étui ne pourra jamais épuiser celle de Crapule. Reprenons encore les mots des auteurs « Chaque étui CRAPULE relate une totalité compromise ». Les espaces laissés par la soustraction aléatoire des fascicules font partie intégrante de l’œuvre. Ces espaces ne sont plus des trous à reboucher ; ils installent l’incertitude au cœur du projet de lecture.
La lecture des livrets laisse ainsi un sentiment de doute permanent. Mais, au contraire de perdre le lecteur, cette incertitude enrichit pleinement l’œuvre. Elle impose l’incompréhension pour capter la sensibilité du lecteur et le rendre attentif à la poétique qui prend forme. Il ne cherche désormais plus à remplir la tâche, qu’il sait impossible, de combler les manques scénaristiques. Il ne lui reste plus qu’à pénétrer dans ces fragments successifs, entrer en résistance avec cette recherche absolue de sens pour laisser les émotions surgir : vivre la lecture.
En choisissant l’ordre des fascicules, même de manière aléatoire (laisser les fascicules dans l’ordre dans lequel on les trouve dans l’étui est un choix en soi), le lecteur devient un acteur dans le sens où sa manipulation conditionne la réception de l’œuvre. Avec un tel dispositif, les frères LeGlatin s’inscrivent pleinement dans ce qu’Umberto Eco nomme l’œuvre ouverte en mouvement, qu’il définit ainsi : « […] le lecteur-exécutant organise et structure le discours […] dans une collaboration quasi matérielle avec l’auteur. Il contribue à faire l’œuvre. »[3]. Ce parallèle avec l’œuvre ouverte en mouvement rappelle, par contiguïté, un des exemples choisis par Eco pour appuyer son propos : le Livre de Mallarmé. Le Livre devait être l’aboutissement d’une vie mais ne vit jamais le jour. « Les pages du Livre devaient non pas se succéder selon un ordre déterminé, mais prêter à plusieurs groupements réglés par un système de permutation. L’œuvre se serait composée d’une série de fascicules non reliés entre eux […] »[4].
Les deux projets sont ainsi formellement très liés. Mais Les frères LeGlatin approfondissent ici l’ouverture par la suppression de trois livrets de l’œuvre totale. Le dispositif de la bande dessinée enrichit aussi exponentiellement la possibilité d’ouverture. Les différentes mises en pages, les découpages, les typographies et le dessin même sont autant d’espaces travaillés qui appellent l’investissement du lecteur. Car Crapule est une œuvre pensée, aboutie, produit de deux auteurs en pleine maturité de leur art. Ils font œuvre.
Si nous venons de voir que la réception de Crapule est en partie soumise à la manipulation du lecteur dans un premier temps, puis à son interprétation dans un second temps, c’est par le fruit du travail des auteurs que ce système est opérant. Ils emmènent le lecteur dans un univers étrange, aride, empli de violence où la mort et la solitude planent et aliènent les deux protagonistes, seuls êtres humains que nous rencontrerons. Afin d’explorer encore ce monde-clôt, les auteurs ont publié de leur côté un petit livre d’une trentaine de pages intitulé Crapule.
Crapule est ainsi le nom de deux œuvres distinctes : les étuis publiés par The Hoochie Coochie, et un livret publié quelques mois auparavant chez Bicéphale (structure éditoriale des frères LeGlatin). Si les deux projets sont effectivement bien dissemblables dans leur forme, ils sont pourtant fortement liés. Nous retrouvons le même titre, les mêmes personnages, les mêmes éléments graphiques, et parfois même, des planches qui se ressemblent ostensiblement. Pour autant, l’un n’est pas une redite de l’autre, ni même une traduction ou une variation. Plutôt un écho. Nous retrouvons dans les deux œuvres l’univers que les auteurs investissent de création en création. C. et C. (Caporal et Commandant) sont les deux seuls êtres humains que nous croiserons en ces pages. Il est ici question de génocide, d’une violence sadique, des interrogations de son exécutant et des prises de consciences de son commanditaire (s’il y a vraiment commanditaire).
Crapule est-il une insulte proférée à l’encontre de l’un des deux (le mot est au singulier) ? Ou alors est-ce une attitude générale, qui caractériserait les actions et philosophies des deux hommes ? Comprise dans des décors qui brillent par leur sobriété, la poésie des dialogues et l’emphase qui emporte les personnages pourraient rappeler des mises en scène de pièces de théâtre. Mais la scène n’est pas le seul lieu de l’exaltation d’un discours où les textes sont travaillés pour le rythme et le lyrisme des consonances. Ils s’incarnent ici véritablement par des mises en pages qui repensent constamment le dialogue qui naît de la coprésence d’un texte et d’une image et induisent une lecture attentive proche de la réflexivité. Un rapport de résonnance unit les deux œuvres dans la poétique qui s’en dégage.
Pour finir, soulignons que le livret publié chez Bicéphale est de dimensions plus grandes (environ le double) ; les auteurs y développent des jeux de mise en page plus audacieux et innovants qui participent pleinement à modifier le rythme de lecture, les pages étant soumises ici à l’attache d’une même agrafe. La tabularité étant mouvante, les rapports des cases entre elles le sont tout autant et se réinventent presque à chaque page. Le lecteur se laisse emporter dans l’eurythmie (des mots, des bulles, des cases, des typographies, des images) qui anime l’œil et éveille les émotions. Il faut se laisser emporter dans le courant des frères LeGlatin, se laisser porter par la poésie qui baigne leurs œuvres, qu’une intelligence et une sensibilité rares emmènent vers la sensation et le ressenti.
Notes
- Un cadeau, Ruppert et Mulot, L’Association, 2014 ; Building stories, Chris Ware, Jonathan Cape, 2012 ; Tsunami, Joyed et Moyna Chitrakar, Rackham et Sous le Signe noir, 2009.
- Le dernier DMPP, Yakuza Shunga de Martes Bathori ou Le 14ème jour du mois de Matti Hagelberg, entre autres.
- Umberto Eco, L’œuvre Ouverte, Seuil, 1965, p.25.
- Umberto Eco, L’œuvre Ouverte, Seuil, 1965, p.27.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!