Creuser Voguer
Delphine Panique est une autrice qui s’est formée à l’écriture littéraire et n’a abordé le dessin que tardivement, sur l’encouragement des frères Estocafich et El Don Guillermo de la maison d’édition Misma. De livre en livre, de collaboration en résidences d’artistes, elle a gagné en confiance et s’est professionnalisée dans son travail de dessinatrice de bande dessinée. Elle publie ses récits principalement chez Misma ou chez Cornélius, oscillant entre ces deux maisons d’éditions aux ambiances et catalogues bien trempés. En temps de guerre (2015) chez Misma, Le vol nocturne (2018) chez Cornélius, Un beau voyage (2021) chez Misma, Creuser Voguer chez Cornélius. Une alternance qui répond à un désir de fidélité à ces deux maisons d’édition qui l’ont soutenue dans ses débuts semés de doute.
Migrations et exploitations par l’exemple
Creuser voguer est un recueil de dix histoires, ou plutôt neuf histoires et une conclusion. Des récits qui parlent d’exil et de travail. En préface, Delphine explique que ces récits ont été réalisés à la suite et même en réaction à un travail de bande dessinée documentaire sur les mineurs non-accompagnés.
Une des caractéristiques du travail de Delphine panique, c’est son appui sur un dessin simplifié confinant au symbole et à l’abstraction, un trait sans modulation qui appartient à la petite famille des minimalistes. Une famille dans laquelle on trouve évidemment John Porcellino, James Kochalka, en Angleterre Tom Gauld, et en francophonie Emilie Plateau, José Parrondo ou Jérôme Ruillier par exemple. L’histoire du strip regorge d’exemples, et les réseaux sociaux regorgent de petites histoires avec des personnages bâtons, c’est donc une famille importante. La simplification du dessin est parfois le signe d’une pauvreté de moyen assumée, parfois une forme d’épure obtenue par le travail de plusieurs années. Chez John Porcellino, un des pères fondateurs, c’est même devenu une position philosophique comme en atteste la figure de Diogène le Cynique aussi appelé Diogène le chien, ce grec qui désira se débarrasser de toute superficialité, y compris la pudeur[1]. Ce dessin est plutôt employé dans le champ du comics strip pour des raisons d’efficacité narrative, et dans la bande dessinée indé pour donner accès à une certaine poésie du monde. C’est le cas de Porcellino qui évoque la vie dans la campagne américaine, les paysages de collines de l’Illinois et les micro événements de la vie. D’une manière différente, José Parrondo construit des univers surréalistes avec des objets qui parlent et des jeux logiques qui mettent à profit le rapport texte-image spécifique à la bande dessinée. Mais ce type de dessin peut être utilisé pour décrire des univers plus sombres, en créant un décalage entre le côté kawaii du dessin et la description de situations et d’événements plus durs. C’est le cas d’Emilie Plateau, qui a employé des dessins minuscules pour parler d’emprise, de dépression, de coming out ou encore de racisme, et c’est le cas de Delphine Panique.
Delphine Panique utilise certainement le dessin minimal pour permettre une identification rapide à ses personnages, mais elle a cependant ajouté depuis longtemps une couche supplémentaire à son travail : la métaphorisation. Elle décale le rapport au réel non seulement par la réduction des détails, mais aussi par la transposition de situations identifiables dans un autre univers précis et imagé dont on ne connaît pas les lois. Ses récits se passent dans des faux pays, presque proches mais régis par des lois qui peuvent à tout moment nous échapper. L’arbitraire qui surgit ressurgit par là-même sur la lecture de notre réalité, ce qui est évidemment un des buts recherchés.
Métonymie (la partie pour le tout), métaphore (un objet pour un autre) ou en d’autres mots condensation et déplacement, nous avons là les concepts dont Freud s’est emparé en 1900 pour décrire le travail du rêve dans La science des rêves. Il y postule que la condensation et le déplacement sont les outils qu’utilise notre psyché dans l’élaboration des rêves, afin de dissimuler ses significations et nous apparaitre absurdes et inoffensifs. Après la Seconde Guerre mondiale, et les cauchemars douloureux de milliers de soldats revenus du front, qui les font hurler la nuit, Freud devra revoir ses théories et introduire la pulsion de mort dans son système de pensée jusque là guidé par l’idée que le rêve, somme toute, réalise un désir inconscient.
En temps de guerre, paru chez Misma en 2015, utilisait déjà ce double outil — métaphore et métonymie — pour parler du travail des femmes en usine pendant la Première Guerre mondiale. Creuser Voguer parle d’exil, du travail, et en particulier du travail saisonnier des femmes. Cette forme de travail quasi invisible s’opère par contrats courts, et échappe aussi bien à la protection du travail qu’aux revendications syndicales — et donc laisser libre cours à l’exploitation.
La première histoire de Creuser Voguer est le récit d’une femme qui, après un voyage en car de trois semaines, rejoint un lac gelé pour y pêcher le barbe, un poisson mystérieux et rare dont la peau est utilisé pour fabriquer une crème anti-âge hors de prix. On pêche le barbe pendant trois mois tous les cinq ans, par -20°, et il n’y a pas de méthode qui marche à tous les coups, tous les travailleurs et travailleuses saisonnières emmenés sur le lac doivent trouver leur méthode, et comme iels sont payés au poisson péché, iels ont donc intérêt à trouver une méthode qui marche. Nous découvrons les autres pécheurs, André, qui est Tunisien, Xakob, qui vient de Zebirg, Anaiii, Malapelle, Minouche le slovaque, Jelbik. Que des sans papiers, des personnes âgées, des réfractaires, des marginaux qui acceptent de travailler dans ces conditions de solitude, de climat extrême et de danger. On parle peu, on cherche une approche rationnelle ou mystique pour arriver à pêcher ce fameux barbe. Au bout de trois semaines, alors que cette femme dont on ne connaîtra pas le nom trouve son équilibre dans cette petite communauté forcée et cesse de penser à ses enfants et à Sainte Rita, elle monte dans le bus pour trois semaines de voyage retour. Fin de l’histoire.
Huit autres histoires vont s’ensuivre, autour d’une plante, la mognole, ou l’accompagnement du Gori Rouge, ou sur les livreurs à bibinettes, etc. Chaque histoire est à la fois précise et improbable, dangereuse et racontée à la première personne. Je l’ai dit plus haut, un court texte de Delphine Panique spécifie que les différentes histoires ont été une forme de catharsis suite à un travail journalistique réalisé avec des mineurs non accompagnés. Le désir de décaler par rapport à une commande de “récit du réel”, cette forme de bande dessinée très en vogue en ce moment, est la base de ce livre. Une préface qui aurait pu être une postface, tant son propos est clair à la lecture du livre, et le rapport au réel palpable derrière le dessin léger et l’univers d’étrangeté que l’autrice crée pour nous.
Moyens et fins d’une politique du récit
Ce que je trouve politiquement fort dans ce livre, c’est son postulat que s’éloigner du réel permet de le décrire de manière plus forte par la description précise de situations métaphoriques. Évidemment, la science-fiction a produit des œuvres majeures par ce principe, et la force de Creuser Voguer se trouve dans l’équilibre entre les petits personnages vaguement anthropomorphes, leurs couleurs unies trop polies et cette réalité tangible sous-jacente qu’elle fait exister par les monologues sans effet littéraire qui les accompagnent.
Politiquement, ses récits renversent le rapport au travail, ou plutôt les remettent à l’endroit. En effet, si on voit le migrant — particulièrement ces dernières années — comme un malpoli qui n’a pas la décence de rester dans sa misère du monde, Delphine Panique nous rappelle que le travailleur déplacé, qu’il soit saisonnier ou en quête d’un nouveau chez lui, est un des acteurs dans un marché du travail qui comporte des millions de commanditaires, des donneurs d’ordre donc, qui ont besoin de cette main d’œuvre fragile et bon marché, et organise les flux de ces populations anonymisées et détestées. Ce que met en exergue, de plus, les récits affabulés de Delphine Panique, c’est que ces métiers sont des métiers qualifiés, c’est-à-dire qu’ils requièrent un véritable savoir-faire et du soin, là où on nous présente le travail des migrants comme des travaux sous-qualifiés.
Enfin, ce que je trouve puissant dans les récits de Creuser Voguer est qu’il répond à une des conceptions que je me fais de l’art : une part de l’expérience artistique nous permet de comprendre qu’il existe de l’altérité, et que cette altérité ne peut pas être réduite[2]. Il est des Autres qu’on ne peut pas comprendre, et ce n’est pas grave, et ce n’est pas une raison pour ne pas voir de quoi ils sont fait, et ce qu’ils ont à nous dire. Reconnaître l’altérité dans ce qu’elle a d’irréductible, c’est réaffirmer aussi la contingence de tout individu, et notre propre altérité au monde. Et la bande dessinée est un excellent support pour transmettre cette idée par des agencements minutieux de traits, de textes et de leur succession dans l’espace de pages. Le dénuement des récits de Creuser Voguer est donc un écho de son sujet, à la position de son autrice face à l’immensité du chantier politique qu’il demande.
[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]
Notes
- Se débarrasser de la pudeur justifiait de se masturber en public. Diogène est un personnage en soi, puisque l’accès à sa philosophie passe par de nombreuses anecdotes rapportées de ses punchlines.
- J’évoquait cette idée dans l’article sur Mike Diana, ailleurs sur ce site.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!