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Dans les Villages (t.5-6)

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Le retour en librairies de la série Dans les villages n’a peut-être pas fait beaucoup de vagues, il n’en demeure pas moins l’un des événements éditoriaux les plus inattendus des dernières années. C’est en effet pas moins de vingt ans après quatre tomes qui laissaient le récit en désagréable suspens qu’apparaissent subitement et successivement ces cinquième et sixième tomes (un septième serait en chantier) relançant l’histoire de manière tout ce qu’il y a de plus vivifiante. Non seulement la série a repris la route, elle a subi des transformations à la fois troublantes et excitantes.
Un rappel s’impose. Les quatres premiers tomes des Villages racontent, sur un ton à la fois paillard et sarcastique, les tribulations de petites créatures, les Merdouzils, dans un monde peuplé d’animaux fantastiques (dont les fameuses Jôles, êtres caricaturaux tout aussi méchants qu’hilarants), mais aussi d’êtres humains dont il apparaît éventuellement qu’ils appartiennent à notre monde et qu’ils ont accidentellement rejoint l’univers des Villages pour une raison qui reste inexpliquée. Parmi ceux-ci, le Rêveur de Réalité, qui semble tenir la clé de l’existence de ce monde.

La qualité exceptionnelle des Villages n’a jamais suscité la controverse. Thierry Groensteen disait ceci de son auteur en 1985 : «Max Cabanes vient de Béziers et s’apprête à entrer dans l’histoire. Comment ne pas voir en lui l’un des grands démiurges de la bande dessinée contemporaine, l’un des seuls capables de bâtir un monde chimérique totalement crédible et cohérent ?»[1] Ce compliment excessif n’était certainement pas sans mérite. En effet, il est facile et agréable pour le lecteur de se perdre dans l’univers des premiers Villages, terre de rencontre de l’étrange et du familier, de l’original et du déjà vu, où se tisse une trame toujours propice à la fantaisie, au mystère et à l’aventure sans équivalent ailleurs. Ce qui peut se traduire ainsi : Cabanes est le seul auteur que l’on connaisse qui fasse du Cabanes.
Cependant, à l’inverse d’une certaine fortune critique, Dans les villages n’a jamais connu le succès populaire ; en atteste une aventure éditoriale mouvementée. Commencée dans divers magazines (dont Fluide glacial), continuée en quatre albums cartonnés chez Dargaud,[2] , rééditée en entier par les Humanoïdes Associés, et finalement reprise par l’incompréhensible collection Expresso de Dupuis,[3] voilà une série qu’on peut bien qualifier d’indestructible. Ce qui ne prouve rien, sauf peut-être l’opiniâtrité de certains directeurs de collection mêlée à la sympathie de quelques rares et dévoués lecteurs. Les Villages ne meurent tout simplement pas, il ne faut pas les laisser dormir !

Le dernier tome paru jusqu’alors se terminait bien mal : tous les protagonistes étaient sous l’emprise d’un étrange feu hypnotisant, incapables de bouger. Comment Cabanes allait-il les sortir de là ? Le lecteur n’était pas le seul à se le demander : c’est aussi, plus ou moins, la question que se posait le nouveau personnage principal de la série, un «graphiste de terrain» plutôt bourru nommé Dzino. Voici comment ce dernier évoque la scène finale du tome précédent : «Vous avez une panne de scénario que vous remettez au lendemain. Vous ajoutez les soucis du quotidien. Quinze ans passent, et c’est le chômage technique pour vos personnages. Au moins, ils n’auront pas souffert du froid,» lance-t-il, avant de nous inviter à prendre le temps de faire connaissance avec ceux-ci. À partir de ce moment, le doute n’est plus permis : Cabanes a clairement décidé d’introduire un alter ego dans cette histoire.[4]
C’est alors que quelque chose d’extrêmement bizarre se produit : déterminé à faire avancer l’histoire coûte que coûte (et ce, dans un but purement narratif), Dzino devient l’agent perturbateur qui manquait, le coup de tonnerre pour réveiller les personnages de la léthargie : car, outre le feu hypnotisant, une créature inquiétante sème le sommeil autour d’elle : c’est l’Anti-Jôle. À tout moment, l’immobilisme guette les personnages ; il faut à tout prix leur servir de l’aventure. Et lorsque Dzino inscrit nonchalamment les Merdouzils à l’«École de la cruauté», on n’est plus certain si c’est l’histoire qui a déterminé le titre du livre ou le contraire. D’une manière ou d’une autre, il est clair que le récit est remis à flots, tout aussi confondant et emballant qu’il était à ses débuts. Mais avec un petit quelque chose de moins naïf, de plus sophistiqué qu’avant.

C’est que Dzino n’est pas un créateur omnipotent et omniscient. Au contraire, il est souvent dépassé par les événements qu’il provoque et son pouvoir a une portée limitée, qu’il n’utilise souvent que pour satisfaire une simple envie d’artiste, par exemple ajouter du mordant à ces trop mignons Merdouzils… De même, sa connaissance de son propre univers est pour le moins lacunaire. Ainsi, dans le sixième et dernier tome en lice, Une fuite, deux horizons, il interroge une de ses propres créatures à propos de son alimentation ! Groensteen aurait-il donc, en ces lointaines années, surestimé la capacité démiurgique de Dzino/Cabanes ? Dzino semble ne pas dire autre chose lorsqu’il nous avoue (parlant de deux personnages de son récit, des scientifiques) : «Je suis très inquiet devant la finesse d’analyse de ces deux savants. Je ne pourrai plus jamais écrire cette histoire avec la même insouciance qu’au début…»
Cette réplique, comme toutes ces interventions de l’artiste qui se rend visible dans son œuvre (dans une version sublimée de lui-même, soit), a un quelque chose d’authentique, et nul ne peut nier que Cabanes tape juste lorsqu’il parle de création. Son Dzino se montre et se cache, on sent qu’il a peur de quelque chose, une peur qui le suit jusque dans son grand rêve, l’univers qu’il a lui-même créé, univers qui, quand il ne l’échappe pas, s’arrête et… dort. C’est cette authentique crainte de l’art, mêlée de sombre fascination, modestie cachant mal une funeste arrogance, qui empêche l’œuvre de Cabanes de donner dans la préciosité, qui au contraire la rend lucide et terrifiante. L’alter ego de Cabanes n’est pas sympathique ; par contre, il n’essaie pas non plus de se rendre plus intéressant ou plus pathétique qu’il est. Il y a une distance, un filtre entre auteur et alter ego, qui adoucit les accents de désespoir de ce récit.

Une aventure aussi résolument singulière que les Villages est forcément à contre-courant des archétypes et des recettes éprouvées. Les repères y sont donc rares. Une chose est certaine, Dzino n’a pas l’air de savoir lui-même ce qu’il veut et où il s’en va. Cette indécision de l’auteur face à son œuvre est la source de plusieurs scènes cocasses qui pimentent un récit finalement assez comique, mais surtout agréablement caustique. Et c’est, au final, une sorte de justification par l’absurde de tout ce que l’acte de création a d’irréductible et de borné. Ou, si on m’autorise ce sarcasme, le miracle de la création, enfin dévoilé comme cette insondable malédiction planant sur l’artiste qui n’en demandait pas tant.

Notes

  1. Thierry Groensteen, La bande dessinée depuis 1975, MA éditions.
  2. Ces quatre tomes, publiés entre 1981 et 1985, ont pour titre La Jôle, L’Anti-Jôle, La Crognote rieuse et finalement Le rêveur de réalité.
  3. A l’instar du Monsieur Jean de Dupuy et Berbérian, autres illustres transfuges des Humanos.
  4. Doit-on absolument voir en Dzino un calque de l’auteur ? En réalité, que le personnage de Dzino ressemble dans les faits à l’individu Max Cabanes n’a que peu d’importance. Ce qui importe est que, narrativement, Dzino assume sans équivoque la place de l’auteur du récit et nous n’avons pas l’esprit assez tordu pour le considérer autrement.
Site officiel de Dupuis (Expresso)
Chroniqué par en avril 2007