Les Déserteurs
Christopher Hittinger a du sang américain dans les veines et ça se voit. Ses livres s’attachent à confronter l’homme aux grands espaces, et les formes qu’il choisit servent tout particulièrement à mettre en relief cette opposition. Néanmoins, modernité oblige, ses récits épousent bien plus naturellement la peinture ironique des frères Coen que l’héroïsme classique de John Ford. Les vastes étendues de Hittinger ne produisent pas des héros mais des crétins, ou tout du moins des êtres suffisamment persuadés de maitriser leur destin pour que l’on s’amuse du spectacle de les voir s’égarer.
Les déserteurs, donc, sont trois Pieds Nickelés décidés à échapper à leur devoir militaire, sillonnant le monde sans jamais s’y accrocher, à la recherche d’un asile ou d’un havre de paix. Bien sûr, un tel paradis n’existe pas et nos compagnons finiront exactement là où tout a commencé (mais ceci est une autre histoire). En attendant, chaque page est un décor, prison, plaine, arène ou champ de bataille, surchargé de détails qui témoignent d’une société tourmentée. L’empire romain, en toile de fond, est effectivement au bord du gouffre : ingouvernable de par son territoire sans cesse repoussé, ses frontières interminables de plus en plus complexes à sécuriser, il y prospère désormais des dissensions politiques et religieuses. Tout écho à notre monde moderne n’est pas fortuit, à n’en pas douter.
Après Jamestown, son précédent ouvrage, Hittinger continue donc de se jouer de l’histoire et des formes pour développer à sa manière une peinture de l’homme voué à «L’Eternel retour». Ce qui ne serait pas en soi très original si l’auteur ne s’appuyait pas sur une esthétique extravagante. Dans sa forme, Les déserteurs est tout autant inventif qu’agencé dans le moindre détail. Chaque page s’affirme comme un tableau, interactif, submergé de détails, sorte de Jérôme Bosh minimaliste et narratif chez lequel il faut, c’est le jeu, retracer le parcours des héros tout en essayant de suivre ce qui se passe dans le décor.
Or, cachée sous l’obsession américaine de l’homme et de l’espace, il en transparait parfois une autre, plus européenne mais discrète, de l’individu et du groupe, «de l’ordre et du désordre», pour reprendre Paul Valéry. On se souvient alors que Christopher Hittinger est aussi en partie Français. Entre ces deux élans, il ne reste alors qu’à jongler, sauter de plan en plan pour raccrocher les signes, et ironiser sur cette vision de l’humanité conciliant justement les présupposés culturels.
[Chronique précédemment publiée dans Les Inrockuptibles.]
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