
Le Désir d’être inutile
Ce long et passionnant dialogue entre D. Petitfaux et Hugo Pratt est un livre de voyages. Des voyages qui ne sont pas uniquement géographiques, mais aussi dans le temps, la mémoire, la réalité historique, les mythes, etc.
Pratt est un conteur et de là aussi vient la magie de ce livre. C’est à mon avis la plus belle histoire qu’ait racontée le maître vénitien. Le titre de l’ouvrage est d’ailleurs magnifique, servi par un façonnage impeccable et une iconographie remarquable, riche de nombreux documents.
Les questions de Petitfaux semblent être des titres de chapitres. Osmose totale entre deux voyageurs, semblant en lieu neutre, ailleurs, fraternisant dans leurs goûts, origines, langages, etc. L’un racontant de mémoire son voyage dans la vie, l’autre voyageant dans la mémoire d’une vie, s’y dirigeant par ses questions.
Pratt pourrait dire « Corto, c’est moi sans l’être ». Il a raconté sa vie avec ce personnage. Mais sa modestie, et le statut de la bande dessinée étant ce qu’il est, il l’a romancé. L’aventure n’est pas possible si l’on suit H.P. C’est ce que constatait et montrait déjà Manara dans le premier Giuseppe Bergman.
Pourtant la vie de Pratt vaut le plus beau de ces « romans dessinés ». Alors on suit Corto sur les traces de Pratt : Éthiopie, Venise, les Amériques, Europe… Pratt a des enfants dans chaque voyage ou, au moins, dans les coins les plus inattendus de la planète. En Amazonie, dans la tribu Chavantes, un de ses membres à les yeux bleus du maître.
« Si je devais définir mon activité, je dirais que je suis un écrivain qui dessine et un dessinateur qui écrit même si le texte lui-même n’est composé que du dialogue nécessaire. »
Ici, on reste nécessairement dans le dialogue, illustré de magnifiques images, comme un compromis avec la bande dessinée. Nous sommes au début des années 90, Pratt n’a plus la même force vitale de se dessiner (disegno), ou plutôt « d’écrire », donc il parle.
« Pour moi, aujourd’hui, le graphisme part de la nécessité d’un trait pour aller à l’impératif de la parole. Ainsi naît une bande dessinée ». L’impératif de la parole a aussi fait naître ce livre ou le trait (que l’on ne peut pas tracer à quatre mains) fait place à d’autres traces : mnésiques, photographiques, croquis, aquarelles …
En vieillissant, Pratt a de plus en plus voyagé dans les mythes comme il a voyagé sur une terre se rétrécissant de plus en plus aux voyages (ceux des autres surtout). Là encore il emmena Corto. Trop lié au personnage (filiation) ou toujours rattrapé par ce désir d’être inutile ? A vous de voir.

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