Dockwood

de

Un lieu, des arbres, et une absence de chemin invitant à s’arrêter, à voir autrement. Dans l’enclos des petites propriétés ou au bout d’un quai imaginaire sur un lac où miroiterait le ciel, la vie se dévoile unique et grandiose dans ce qu’elle a de moins exceptionnel, entre deux images d’instants luttant contre l’éphémère avec cette grâce des petites victoires dans une guerre perdue d’avance.
De Birchfield à Dockwood[1], d’une ville à l’autre, Jon McNaught porte le regard sur les frontières ou plutôt cet espace de rencontre qui les matérialise en creux jusque dans l’infime. L’aventure — ce qui advient — est en périphérie, entre ville et campagne, entre nuit et jour, entre été et automne, entre début de vie et sa fin, entre réalité et rêves pétris d’enfance.

Comme Chris Ware ou avant Richard McGuire, Jon McNaught avait vu dans la bande dessinée le moyen d’une généalogie de l’instant, d’expliquer une image par celles qui l’ont ou vont la précéder. Ainsi, l’instant avait la densité d’un motif tissé, prenant tout son sens par l’origine, le but et l’assemblage des fils qui le composent, tous infinis en nombre et en longueur. Le regard dessillé, cette perception acquise, l’auteur voit désormais par la neuvième chose et la façon dont elle enchevêtre les ruisseaux de mémoire et de signifiés s’écoulant dans les gouttières d’entre-cases, comme autant de fils tramés qui font émerger autrement d’entre eux des motifs non dessinés ou verbalisés.

La force de McNaught n’est pas seulement d’être dans une élégance graphique ou une certaine virtuosité qui transcenderait les petits riens aux sources des grands bonheurs. Dockwood — mais aussi Birchfield Close d’une certaine manière — a les dimensions d’une critique sociale et ne peut être réduit à une simple contemplation. L’auteur nous parle du rapport au monde de nos sociétés, d’un rapport à la mort et à la nature qui oscillerait entre oubli et négation.
Le premier personnage que l’on suit, Mark, travaille dans une maison de retraite où il retient mieux, par la force des choses, le numéro des chambres plutôt que le nom de leur pensionnaire. Le jeune homme a tout de ces travailleurs précaires aux horaires impossibles. Sa vie semble l’écho inverse de celle du lycéen aux rêves encore acceptés (moins réalisable qu’en âge d’être rêvés) d’odyssées outre-spatiales canalisées par les jeux vidéos[2]. Mark apparait au bout d’une voie à sa manière, celle de la possibilité d’accorder ses rêves à la réalité au point que celle-ci en perde vraisemblance[3].
Le livre n’échoue pas pour autant dans l’amertume. L’écureuil en couverture[4] serait cette force vive s’épanouissant sur le fil des branches dont la multitude détermine, comme une autre forme de trame, l’arbre et non son motif. D’une manière plus réflexive, ce serait moins la vie dans le sens que l’on veut lui donner qui en ferait tout la valeur, mais plus simplement la façon dont on s’y insère et la comprend. Dockwood s’affirmerait alors comme un franchissement, une appréhension de nouvelles frontières intérieures et locales[5], qui se présentent à chacun avec le temps (les saisons) et  ne se dépasseraient qu’avec des fusées ressemblant moins à des engins spatiaux, que des fulgurations intellectuelles et perceptuelles.

Notes

  1. L’éditeur décrit Dockwood comme :«a small town in South East England, population 26,000. It is home to a bowling alley, a boating lake and Willowbrook Outlet Village».
  2. Dans la chambre de ce lycéen un poster intitulé «destiny» est accroché près de la porte et au milieu d’autres évoquant son imaginaire et son énergie animale.
  3. «not really» répond-t-il quant on lui demande ce qu’il va faire de son après-midi.
  4. Qui m’évoque le Little Acorn de The White Stripes.
  5. La ville, mais aussi la société à la fois littérale et abstraite qu’elle symbolise.
Chroniqué par en décembre 2012