Ducon
Magnifique, extraordinaire Bertoyas. Une autre ? Formidable, génial Bertoyas. Je préfère commencer tout de suite avec les épithètes, comme ça c’est fait et puis ça me dédouane de ne pas en avoir parlé avant. Ducon vient d’apparaître à l’Association, faisons mine d’ignorer que ce n’est que la réédition de son premier livre et qu’il en a commis pas mal d’autres chez des éditeurs aussi petits que remarquables, fournée de comix brochés, pliés en deux, photocopillages aussi brutaux que lumineux. Faisons comme si nous découvrions aujourd’hui Jean-Michel Bertoyas.
Je résume. Ducon s’est brouillé d’avec son père qui est bourré en permanence. Il s’enfuit sur un coup de tête. Il n’a pas fait deux pas qu’il est déjà dans les embrouilles. Poursuivi, il trouve refuge chez La Face, qui est une fille bien, en tout cas pour le moment. Les embrouilles continuent néanmoins, Ducon insouciant est poignardé mais il survit, se réveille mais ce n’est pas pour le mieux : il est embrigadé dans un centre médical aux pratiques louches (je vous laisse découvrir les détails) avant de s’enfuir pour finir comme participant plus ou moins conscient d’un complot terroriste dont il sortira indemne et victorieux. Fin — ou à peu près. Ducon ne meurt jamais, pourquoi penser que sa vie finit avec ce livre ? D’ailleurs, l’auteur a paraît-il prétendu que ce livre était autobiographique, autant dire que Ducon est toujours des nôtres et qu’il ne peut s’empêcher de sévir.
Ce résumé raconte-t-il quoi que ce soit d’essentiel ? Pas vraiment, tout se passe ailleurs, dans les espaces laissés vacants par une structure qui fait penser à du béton érodé. Bertoyas part d’un solide et invariable gaufrier de six cases, et à l’intérieur il accumule, juxtapose, fait fleurir les détails : bref, il squatte dans le plus beau sens du terme. Et alors, certaines cases débordent sur leur voisine, dans un étalement panoramique qui fait se confondre le temps (du récit) et l’espace (de la page). De la même manière (mais inversement), certaines cases contiennent des extraits décentrés d’autres cases. Les citations abondent, les tags aussi. On imagine que pas mal d’images sont calquées sur d’autres de sources diverses. Le personnage principal ressemble à Tubby Tompkins, qui comme on se souvient (ou pas) est le petit ami de Little Lulu, qui d’ailleurs est elle-même mise à contribution dans le rôle de La Face, mais grimée en noir, mais un noir qui n’est pas une couleur mais l’inversion du blanc du papier — presque une ponctuation. La tête de Ducon, elle, est faite de petits traits chaotiques, elle ressemble à un cactus mal peigné. Les citations ne s’arrêtent pas là : ce sont décors, onomatopées, textes narratifs, coins d’image, souvent détournés, toujours réutilisés à bon escient. L’esthétique relève à la fois du collage et de l’appropriation pure et simple. Bertoyas reprend ce qu’il a lu, qui est donc à lui — puis redonne ce qu’il a dessiné, qui donc nous appartient.
Œuvre essentiellement graphique alors ? Que non, que non. Nulle contemplation ici, nous sommes bel et bien dans un moment de lecture et on nous raconte bel et bien quelque chose : Ducon est un récit d’initiation, un appel au soulèvement, une chronique de la fin de l’adolescence, un roman d’aventures et une boîte à surprises. Ducon, qui s’appelle comme ça comme d’autres s’appellent Bertoyas, ne demande pas votre empathie, c’est un garçon à côté de la plaque, mal parti mais exubérant et au final c’est bien lui qui triomphe de la cruauté et du cynisme autour de lui. Et puis il a du style, il sait tirer parti de tout ce qui se trouve sur son chemin et il fait exploser le reste sans façon. Ce pourquoi Ducon est de manière aussi intense une bande dessinée, c’est bien parce que tous ces vecteurs, toutes ces directions à l’intérieur du livre valent autant pour le «récit» que pour le «dessin», enfin, abrégeons : chez Bertoyas il n’y a aucune distinction possible entre les deux. Le trait gras se charge de tout assimiler, la calligraphie se permet toutes les effractions, le récit n’existe que par son dessin et vice versa. Ça ne va pas m’aider pour l’analyse, croyez-moi.
Il serait erroné de croire que Bertoyas a utilisé toutes ses cartouches avec ce premier livre. Ses histoires subséquentes sont à la fois semblables et différentes : c’est bien le même sillon, le même sens du spectacle hallucinant mais l’auteur nous amène ailleurs, il nous fait entrer par d’autres portes dérobées, va à l’essentiel, alterne ratures, taches et brouillages de signal, parfois laisse même la machine fonctionner, d’ailleurs elle est déjà assez déréglée comme ça. Les titres sont de ceux que l’on cite : le Flon, Princesse, Zerlumpt, Coux, Paulette Goddard je t’aime, Lolch, et ça c’est quand la couverture est lisible. Puis il y a Libro Verde qui est un grand moment de la petite édition, un tour de force muet à la limite de l’abstraction et de la pornographie (n’en déplaise à la Patte de mouche de Trondheim). Quant à Ducon, c’est une insulte grotesque passée avec une grâce inexplicable du côté du sublime. Pan dans la gueule.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!