Elégie

de

Il fait nuit, mais pourtant il fait jour. Au soleil de minuit qui illumine les temps habituellement dédiés à l’obscur — ceux du sommeil — un couple vit une nuit trop lucide, trop à la lumière, pour que ce qui s’y cachait dans d’autres saisons, d’autres temps de leur vie, ne soit pas vu, ne soit pas dit.
Sur ce lieu qui est la scène, le théâtre d’une vie de couple, leurs années communes peuvent se résumer en une nuit et son midi sombre, avant, peut-être, la séparation.

Du sommeil paradoxal[1] à l’éveil paradoxal, les paroles, les gestes distillent une ambiguïté liée à la saison, un passage, un entre-deux, dernier mot peut-être le plus juste ici, puisqu’il s’agit d’un dialogue autour d’un banc à propos d’une vie à deux dont est cherché le ciment sentiment.

Alors, Élégie pour exprimer une peur de l’avenir ? Un regret du passé ? Une insatisfaction du présent ?
Un peu des trois, exprimer ce glissement avant qu’il ne se transforme en glissade fatale, faire de cette vie de couple au moins un poème.
Un clair-obscur faisant scène, théâtre par la lumière des paroles et de gestes véritablement joués à être des non-dits, pour cerner ces peurs allant de celle d’être trahi, de s’être trompé, à celle de la fin devenue tangible avec les années et la conscience d’un amour axial érodé, commencé dans une jeunesse dorénavant lointaine. En quelque sorte, un sentiment d’impossibilité abstraite, d’échéance impossible, qui serait passé de la mort à celui de l’amour.

L’intelligence de l’auteur est de porter l’incertitude au lieu et au temps, dans des glissements imperceptibles où l’on ne se sait plus à l’intérieur ou à l’extérieur, où le présent se confond au passé et au futur. Avec élégance et acuité, il montre un couple au septentrion, qui a perdu un Nord, dans une de ces nuits estivales devenue jour, où midi peut être minuit pour bien des vies, où l’on est déboussolé par conséquent et où tout porte au paradoxal, que cela qualifie le domaine du rêve ou bien celui de la lucidité.

L’autre point fort est celui plus commenté du rapprochement théâtre et bande dessinée. Élégie est le texte d’une pièce de Mika Lietzén, que l’auteur joue et réalise en bande dessinée.
Je dis bien «joue et réalise», car comme Thierry Groensteen l’éditeur de ce livre[2] l’avait montré dans son article «L’amour des planches»[3] en analysant certains points communs entre théâtre et neuvième chose, un auteur de bande dessinée est à la fois metteur en scène et comédien car, comme eux, il est l’intermédiaire d’un texte préexistant.[4]
Mika Lietzén étant l’auteur d’un texte établi comme «pièce» et non comme scénario, il serait tentant pour certains de voir dans les images qu’il a dessinées les didascalies de son propre texte. Une attitude qui serait aussi caricaturale que de considérer un album de bandes dessinées comme un story-board à bon compte pour la réalisation d’un film. L’auteur finlandais joue et réalise autrement sa pièce, et cela deviendra peut-être plus évident le jour où elle sera sur la scène d’un théâtre.

Si de nombreux commentaires ont été plus avant dans le rapprochement avec le répertoire classique ou contemporain et les théories sur le théâtre, je noterais pour ma par que cette pièce a aussi beaucoup à voir avec le cinéma, dans le sens où la notion de projection est au cœur de ses interrogations. Les personnages se projettent et s’analysent dans ce décalage, dans une mise au point qu’ils doivent ou ne peuvent faire. Un problème classique entre imaginaire et réalité, de nos vies parallactiques (de ce flou entre corps et âmes), avec pour résultat ici, de glisser des images de décors ou de scènes entre les monologues des personnages. Une projection littérale des personnages (dans un futur ou dans un passé), qui sur scène se ferait soit par une image projetée, soit par l’éclairement ponctuel d’un morceau des décors ou d’une partie de la scène. Dans le premier cas cela se fera comme au cinéma, avec un projecteur d’images fixes ou animées.[5]

Évoquons pour finir cette autre belle réussite de ce livre, qui rappelle en se rapprochant du théâtre, que la case est une scène et que ce gaufrier de six cases si présent et commenté n’a pas qu’une valeur rythmique, mais aussi a à voir avec un phénomène de distanciation. Phénomène un peu oublié, pourtant commun à toutes les bandes dessinées ne cherchant pas l’illusion («le faire semblant que c’est vrai» du réalisme[6] ) qui, en étant attentives à leurs moyens/spécificités, commentent plus ou moins consciemment le réel. Une bande dessinée s’apprécie donc comme une scène où l’on mesure d’abord le talent de son (ses) auteur(s).

Notes

  1. Je rappelle que l’expression «sommeil paradoxal» désigne pour les scientifiques la phase du sommeil où l’on rêve.
  2. Et comédien de théâtre à ses heures.
  3. in Les Cahiers de la bande dessinée, n°65, septembre-octobre 1985, pp.39-43. Le titre de cet article vient d’un jeu de mot qualifié de «facile» par son auteur, mais que j’apprécie toujours : «(…) lorsqu’un ami me vante son “amour des planches”, rien ne m’autorise à trancher si c’est Shakespeare ou Caniff qu’il admire» (p.39).
  4. Exception faite bien entendu des œuvres improvisées, que ce soit au théâtre ou en bande dessinée, mais qui restent minoritaires.
  5. Page 88, la case 1 montre une image qui serait projetée, puisque montrant la mise en terre d’un cercueil vu de dessus. Elle peut certes être dessinée sur un coin du décor, ou dessinée comme un décor pour être éclairée, mais dans la mesure où le dessin de Lietzén ne lui donne pas une nature distincte des autres cases, j’inclinerai pour une image (photographique dans le cadre d’une réalisation au théâtre) projetée. Cela n’implique pas que toutes les autres images soient projetées. Un mélange des deux serait le plus probable. Nous noterons aussi que la pièce n’a que deux rôles dans sa distribution, elle ne prévoit pas d’autres comédiens pour les scènes/évocations d’une réunion familiale ou entre amis par exemple. Pour ces scènes précisément, j’inclinerai non pas pour des images projetées, mais pour des scènes filmées projetées.
  6. Je renvoie à l’article déjà cité de Thierry Groensteen, mais aussi à celui d’Arnaud de la Croix : «Le théâtre du plaisir», in Les Cahiers de la bande dessinée, n°65, septembre-octobre 1985, pp.44-45.
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Chroniqué par en mai 2009