L’enfant prodige
Michael Kupperman est un auteur américain né en 1966. Sur son site il indique : “Hi ! I’m a comic artist, illustrator, and writer who lives in Brooklyn, New York”. Ses livres ont été publiés aux Etats-Unis chez Fantagraphics.
On a pu découvrir le travail de Kupperman en français via Snake’n Bakon Cartoon Cabaret, publié en français par La 5e couche en 2013. Un livre étrange, une suite de micro-histoires absurdes dans un style très typé comics américain des années 1930, un peu raide et rempli de trames baveuses, dans lesquelles on croise régulièrement Snake, un serpent, et Bacon, une tranche de lard grillé. Snake ne sait dire que “SSS” et Bacon ne dit que des choses sur lui-même comme “si je suis trop gras vous pouvez m’éponger avec une serviette”, mais tout le monde semble trouver qu’ils sont des détectives compétents, des acteurs qui peuvent tout jouer, et ils reçoivent des rôles de premier plan, y compris dans le livre. Il y a là des strips aux chutes improbables, des fausses couvertures de comics comme Edgar Poe aux poings d’acier ou Les contes du repas hanté, bref, un humour absurde pas très éloigné de Herr Seel et son Cow boy Maurice[1], saturé de références à la culture américaine des années 1950, son absurdité consumériste joyeuse érigée en valeur morale et horizon philosophique.
Le dessin de Kupperman fait penser à du collage, ce qui donne une sensation à la lecture de bande dessinée très savante, parce que nous l’associons à une frange très post-moderne du medium : Spiegelman, Anton Kannemeyer, ou encore Chris Ware ou Charles Burns, une bande dessinée qui fait référence à l’histoire des images et de la bande dessinée par son dessin, la citation d’esthétique, que l’on sent pointue et — on est parfois désolé de le constater — fétichiste. Il y a parfois même chez les auteurs respectables cités plus haut un effet pop certes impressionnant, mais parfois peu de fond au-delà de la fascination pour la reproduction des images, la mise en abîme de l’histoire, le clin d’œil au connaisseur. Le connaisseurisme est souvent un des moyens par lesquels la bourgeoisie nous rappelle pourquoi c’est elle qui domine : parce qu’elle possède, dans tous les sens du mot, la culture. Mais dans le cas de Kupperman, le dessin un peu trop chargé, les trames envahissantes, associé à l’humour absurde, donnent une sensation de désespoir, de méchanceté, de pulsion incontrôlée qui transcendent cet aspect citationnel et touche autant qu’il fait rire. Snake’n Bacon est un livre que je recommande.
J’avais croisé William Henne, le principal éditeur de La 5e couche, qui m’avait dit travailler sur L’enfant prodige, et évidemment j’étais assez curieux, parce qu’il disait, un peu en se tortillant, que c’était très différent de Snake’n Bacon, que c’était autobiographique, pas drôle, et que ça parlait d’une tranche spécifique de la culture américaine.
Petit aparté d’éditeur : si on décide de publier et de suivre un auteur étranger, il y a parfois des récits qui traitent d’aspects très spécifiques à leur culture d’origine, et on peut douter en tant qu’éditeur que ça va intéresser le public franco-belge. Pour vous donner une image, si Johan de Moor se lançait dans une biographie du Grand Jojo, figure importante de la culture populaire belge, j’ai des doutes sur le fait que ça pourrait être un livre intéressant pour le public américain, même emballé avec un bandeau promotionnel comme “Une histoire universelle d’ascension sociale au pays de la frite, de la bière et de Tintin”[2].
Et donc William disait que quand même, bon, La 5e couche avait décidé de faire ce livre.
Le livre a été publié par Fantagraphics en 2018, il a été nominé aux Eisner 2019 dans la catégroie Best reality-based work et d’autres prix dont le New York public library best book 2018. Cet engouement tient au sujet traité par le récit : L’enfant prodige a pour sujet central Joël Kupperman, le père de Michael Kupperman, qui a été dans les années 1ç40 un enfant prodige des mathématiques et mis en vedette dans des jeux radio et à la télévision. Le récit s’ancre donc dans le phénomène populaire des enfants génies, un sujet que l’on retrouve en filigrane dans d’autres récits[3], mais qui est traité ici sous un angle spécifique et personnel. C’est cette connexion avec la petite histoire de l’Amérique qui a été remarquée.
Les premières pages du récit nous montrent Michael Kupperman, l’auteur, dans la maison familiale dont il nous explique qu’elle n’a jamais été une vraie maison familiale. Une maison construite par son père à proximité de l’université où il a enseigné la philosophie toute sa vie. Une maison où il n’y a jamais eu de vie de famille, parce que personne n’a jamais appris à y faire des trucs de famille. Deux parents qui poursuivent une carrière entre l’université du Connecticut et celle de New York, et qui ne sont pas intéressés aux choses du corps en général et à celui de leur enfant en particulier. Dans cette maison désertée plutôt que vide, refuge du père, Kupperman fils cherche quelque chose qui expliquerait cette piteuse faillite relationnelle, et il finit par trouver cinq livres poussiéreux, qui n’apportent pas vraiment de réponse, mais servent plutôt de base à un travail de mémoire évidemment douloureux.
Le récit est dessiné avec le style que Kupperman a déployé dans l’ensemble de ses livres, ce dessin un peu raide déjà évoqué, accompagné d’un usage permanent de la trame lignée et pointillée, mais ici l’ironie citationnelle du comics américain est absente. Lorsque Kupperman reproduit une coupure de presse des années 40, il reproduit la coupure de presse, simplement, fidèlement. Le style est donc mis au service du récit comme un outil disponible. Évidemment, utiliser un dessin empreint de la raideur des comics ancien pour évoquer une enfance dans les années 1ç40 pourrait se justifier, mais ici aussi, le ressenti dominant est celui du collage : un choc de deux réalités hétérogènes, car de comics il ne sera jamais question dans le récit.
Il faut reconnaître que ça ne donne pas vraiment envie, décrit comme ça. C’est un canevas qu’il nous semble avoir vu pas mal de fois. Ainsi, il y a un mois, j’ai reçu un service de presse, un “roman graphique” réalisé par un auteur d’âge mûr qui après une carrière d’auteur classique, a voulu se plonger sur un trauma familial ancien. Je l’ai lu avec curiosité et malheureusement c’était lourd, totalement centré sur le trauma, sur l’affect, la sensation, le deuil impossible. C’est terrible de se voir confier des souvenirs intimes et ne pas trouver ça intéressant, mais c’est que la bande dessinée autobiographique grand public a plus de trente ans, et qu’il n’a de toute façon jamais suffi d’être sincère pour produire une œuvre, quelque chose qui a du souffle. La question dans ces cas est celle de l’échelle de la diffusion : on peut faire retour d’une expérience personnelle dans un cercle restreint. La voir reprise par le service communication d’une grosse maison d’édition avec des bandeaux et une quatrième de couverture qui gonflent son contenu, et la portée du récit est impudique et m’est souvent douloureux.
Le livre de Michael Kupperman n’est heureusement pas uniquement un récit pleurnichard sur la quête du père. Le livre ausculte l’enfance de Joel Kupperman, devenu à six ans une célébrité grâce à Quiz kids, une émission de radio très populaire durant la Seconde Guerre mondiale, mettent en scène des enfants répondent à des questions de culture générale provenant des auditeurs. L’enfant prodige décrit aussi un homme extrêmement réservé et fuyant, le même Joel Kupperman, qui n’a jamais voulu parler à personne et certainement pas à son fils de ce passage important, et que l’on devine traumatique, de sa vie. Enfin, nous découvrons un vieil homme atteint de démence sénile, qui perd la mémoire à vue d’œil. Michael Kupperman sait qu’il ne lui reste pas beaucoup de temps pour arracher à la dernière version de Joel Kupperman, celle d’un vieil homme, quelque chose d’intime, une critique, une colère, ou une joie quelconque, tout ce qui semble avoir manqué à ce philosophe obsédé par les questions morales.
Ce qui rend le livre intéressant n’est pas la célébrité passée du père et les micro-anecdotes comme la rencontre avec Henry Ford ou Orson Welles, mais le travail centrifuge qu’opère Michael Kupperman à partir de cet enfant prodige juif des années 1940. Centrifuge, du nom de la force qui part du centre et pousse vers l’extérieur grâce à la force giratoire. Dans L’enfant prodige, Kupperman aborde le récit par un malaise intime et son mouvement de spirale l’emmène vers une réflexion sur la fabrication collective de l’individu. Partir de l’intime pour joindre de plus grandes échelles (et ne jamais prétendre à l’universel) est ce qui fait le meilleur des récits autobiographiques en bande dessinée depuis le Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary de Justin Greene en 1972.
Le récit reprend ainsi tour à tour l’émergence du concept d’enfant prodige dans les années 1860, se poursuit avec les émissions de radio mettant en jeu des enfants, sur l’antisémitisme américain (avec notamment la figure de Henri Ford), antisémitisme combattu discrètement par la propagande de guerre américaine, notamment en mettant en avant des enfants juifs dans des shows. On parle aussi des producteurs de shows radio puis télévisés et de la manière dont les émissions sponsorisées par des compagnies privées sont scénarisées, orientées et parfois truquées pour complaire aux chaînes de télés et leurs annonceurs. Ça parle donc d’industrie, de politique et du capitalisme, et de l’attitude d’acceptation et de la fuite adoptée par toute une génération, celle des années d’après-guerre, qui en échange d’une maison quatre façades et d’un poste confortable a accepté le silence et l’amnésie sur la normalisation du rêve américain. Le documentaire de Terry Zwigoff, centré sur Crumb et sa famille dysfonctionnelle évoque des choses similaires, mais du point de vue des classes populaires.
Dans une des premières scènes de L’enfant prodige, Michael Kupperman — jeune trentenaire en déroute — en visite chez ses parents, pleure à table face à ses parents silencieux et incapables de toute réaction. Une scène aussi pathétique que révélatrice du malaise refourgué d’une génération à une autre.
Joel Kupperman, dans les brumes de la sénilité, confie à son fils, à un moment où il ne s’y attend pas : “J’ai été fabriqué de toutes pièces”. Le récit appuie ce moment, sur cette phrase, et elle en est, en effet, la phrase clé. Joel Kupperman, vieux prof de philo à la retraite, a été fabriqué. Par des personnes identifiables : par une mère frustrée dans son désir de reconnaissance, par un père ingénieur qui donne des cours de maths à un enfant de quatre ans, par un producteur ambitieux qui élabore une mythologie bankable d’enfant juif génial en mathématiques (surfant sur la starification de la figure d’Einstein), par des chefs du marketing qui ont voulu associer les supposées qualités d’un enfant à des produits à vendre à chaque famille américaine. Au-delà de ces personnes dont on peut donner les noms, Joël Kupperman a été construit par des entités, par les entreprises privées de radio et télévision, par la propagande de guerre américaine qui veut vendre des bons au trésors et exhibe des enfants sympas dans des tournées nationales, et au bout du mouvement centrifuge, Joel Kupperman a été fabriqué par des milliers de décisions impersonnelles comme celles qui nous affectent tous.
Et Kupperman nous le fait bien sentir : demander des réponses à la question “pourquoi on en est là”, c’est peine perdue, c’est comme demander à un père, aussi intelligent que maladroit, fuyant et sénile de parler de ce qui l’a fabriqué. La réponse ne peut être qu’anecdotique, lacunaire. Dépasser cette question en parvenant à se concevoir comme la production accidentelle de réseaux intriqués d’échelles différentes, de mouvements qui nous traversent, c’est dépasser d’une tête la quête du père. C’est saisir quelques fils et tricoter quelque chose avec, un récit qu’on peut se raconter, et qui permettront à leur tour de construire d’autres récits possibles. C’est faire monter en échelle sa petite histoire personnelle, et c’est ce que réussit Michael Kupperman avec ce livre.
[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]
Notes
- Ou Cow Boy Henk pour les puristes.
- Jules Jean Vanobbergen, dit Le grand Jojo, était un grand collectionneur de l’œuvre de Hergé.
- On pense par exemple au personnage de Stanley Spector dans le film Magnolia de Paul Thomas Anderson.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!