Everyday matters

de

Reprendre le monde et en faire l’inventaire pour en saisir l’anodin et l’essentiel, montrer que le décor a du sens, dévoiler ce pourquoi il y a eu bonheur, comprendre ce qui fait chaque jour où cet indicible persiste.

Pour point de départ, il y a d’abord l’impensable. A New York, dans un matin pressé comme les autres, la femme de Danny Gregory chute du quai de métro au moment de l’arrivée d’une rame. « Disabled » comme on dit là-bas, paralysie des membres inférieurs, fauteuil roulant et c’est tout un bonheur tranquille et non-dit pour cause de suractivité quotidienne qui s’écroule et semble s’éloigner.

Deux ans plus tard, l’auteur qui n’avait jamais dessiné (ou si peu), prend un stylo et noircir des feuilles. En cercles concentriques comme l’enfer selon Dante, il commence par dessiner les objets qui l’entoure, chez lui, puis ensuite sa rue, les autres, le quartier, la ville et le monde. Il remplit un journal qui semble tenir plus du carnet de voyage mais où il s’agit moins d’espace que de temps. L’objet n’est peut-être pas à proprement parler une bande dessinée, évoquant à la fois les recueils de dessins de Crumb édité par Fantagraphics, certains livres de Frédéric Pajak et les carnets de Joann Sfar.

Ce livre n’est pas véritablement une thérapie par le dessin. Pas de visions, pas de cauchemars. Pas de choses à montrer, mais plutôt une réappropriation de ce qui faisait et fait l’essentiel tout en ayant ce recul supplémentaire du drame. La démarche est, plus ou moins consciemment, d’aller au-delà des symboles et des habitudes, de mettre au point un outil de connaissance ré-enchantant le/ce monde.
A travers le dessin c’est l’acuité de sa vue et de ses sens qui s’aiguise, cernant les souvenirs en même temps que les objets. Un modeste Proust du dessin plutôt que de l’écriture mais s’attachant moins à montrer le souvenir que la persistance — malgré tout, malgré cela surtout — de ce bonheur indicible mais restant présent.
S’en étonner aussi, comme si la quotidienneté de l’événement avait imposé ce voyage en quotidienneté. Il y a de beaux objets choisis ensemble, il y a un chien fidèle, un enfant magnifique forcément et un bel appartement pour tous, même pour sa femme forcée à s’asseoir mais plus que jamais active, toujours debout par sa dignité.
Tout cela c’est tant d’histoires, c’est tant de choses à raconter et un petit dessin en contient tout le potentiel. A la question légitime cherchant les causes et buts de l’événement il n’y aura jamais de réponse. A celle cherchant les causes de la survie de la poursuite d’un bonheur somme toute tranquille, il y en a une infinité, de même que de dessins.

Modestement, ou stupidement pour ceux trop valides, la question devient : peut-être que vivre vraiment c’est d’abord surmonter les handicaps que la vie impose ?
Franchir les limites, se mettre à voyager alors que l’on ne voyageait pas, parler du bonheur alors que l’on en parlait pas, montrer le plein par le vide comme certains principes taoïstes, dire le verre encore à moitié plein, la pomme à peine croquée, sans oublier, jamais, son inscription dans le fleuve du temps, cette glissade étrange sur la crête de ce mascaret inversé qu’est le présent.

Site officiel de Danny Gregory
Chroniqué par en septembre 2005