Fils

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Fils est le premier livre de Guillaume Chailleux. Cet auteur encore discret est pourtant assez actif dans le milieu alternatif. Cet ouvrage reprend en effet en partie des participations à des ouvrages collectifs comme les planches présentées dans Turkey magazine publié par The Hoochie Coochie ou encore les courtes séquences de quatre cases que l’on retrouve dans Pré Carré[1], deux structures qui ont aussi marqué le parcours de l’éditeur.

Dans Pré Carré, les planches avaient pour nom Tricoter. Réunies ensemble dans ce recueil, elles prennent désormais le titre Fils. De l’action de transformer des fils différents en un tissu formé de mailles, l’auteur se recentre sur le matériel qui assure les différents liens et constitue la maille. Autrement dit, de cette construction d’une suite d’images liées les unes aux autres, il insiste sur la potentialité de tisser des liens qui unissent les images entre elles. Si certaines séquences sont pleinement narratives, en ce sens où une suite d’actions unit les cases entre elles, la simplicité, le manque de but de l’action et l’absence de conclusion peut dérouter. La lecture n’est plus engagée dans un objectif narratif à proprement parler mais dans une énergie qui nous échappe et que nous pouvons simplement savourer ou emplir de notre expérience et de notre ressenti.

Guillaume Chailleux cultive une poétique de l’insignifiance. Cette poésie est d’autant plus forte dans les triptyques qui apparaissent en dépliant certaines pages du livre. Dans ce gaufrier, l’auteur esquisse des actions suffisamment explicites pour embrayer un début de récit, mais la suite est suffisamment floue pour que le relais soit donné au lecteur qui doit se raconter la suite et s’approprier les quelques pages.  De plus, cette présentation, non pas en double page mais en triple page, introduit un rythme à trois temps proche d’une forme courte en poésie, le haïku.
D’autres séquences de quatre cases, celles présentes dans Pré Carré, introduisent un autre jeu de lecture. Ici, il n’y a pas de présence humaine, seulement des objets, un par séquence.  L’auteur s’appuie alors sur le fait qu’une case contient à la fois du temps et de l’espace. Si l’espace peut être le même d’une case à l’autre, le temps, lui, s’écoule et cette progression temporelle est marquée par une nouvelle case. Mais ici les objets sont isolés dans un espace vide, blanc, abstraits de toute contextualisation. Les liens entre les images sont ainsi nos seuls repères pour comprendre ce qui se déroule d’une case à l’autre. L’auteur, retors, insère des incohérences qui brisent la logique narrative des premières cases. C’est encore une fois au lecteur de compléter ce manque, d’emplir ces collisions de sens et admettre que la logique ne régisse pas la lecture des cases. Au lecteur de prendre son fil et coudre entre elles ces séquences.

La première séquence introductive du livre illustre autant qu’elle indique le processus de lecture à l’œuvre ici (et dans la bande dessinée en général) : le célèbre incipit « il était une fois » est découpé dans un gaufrier de quatre cases (un mot par case), dessiné comme s’il avait été réalisé au point de croix. Entre les cases, des fils relient les cases suivant leur ordre de lecture, avec, à la dernière case, le fil qui pend, comme la projection d’un après. Cette mise en scène représente donc quatre bouts d’étoffes sur lesquelles auraient été cousus des mots, qui, liés les uns aux autres par le fil, forment un début de phrase qui amorce un récit à venir. Cette représentation du procédé de lecture en bande dessinée engage ainsi à trouver dans les pages qui suivent, à travers un même processus, un récit ou des rapports de corrélation. Guillaume Chailleux invite le lecteur à suivre le cheminement de ses Fils et, si ceux-ci ne sont pas visibles, de penser son propre fil.

Le titre du livre, Fils, rappelle aussi le fil de la reliure. Le fil, passant de trous en trous, parcourt la tranche du feuillet, maintien le livre et unit physiquement les pages entre elles. Ce jeu homonymique trouve un écho réflexif dans la couleur de la fine corde, bleu, la même que l’encre d’impression des pages intérieures. Avec simplicité, sans mettre en place des artifices grandiloquents, l’éditeur a su faire des belles planches de Guillaume Chailleux un livre riche et entier, dont la poésie s’exprime jusque dans sa facture. Il révèle un dessinateur sensible qui laisse de la place au lecteur dans la réception de son œuvre tout en jouant sur la poésie des images et leurs multiples lectures.

Notes

  1. Les séquences s’inscrivent alors au sein de textes théoriques, notamment ceux de Jean-François Savang.
Chroniqué par en avril 2016