Fleur de lait
Fleur de lait est le deuxième récit de Miguel Vila, après Padovaland. Il fait partie d’une trilogie qui se termine avec Comfortless qui vient de paraître en mai 2024 chez Presque Lune. Le travail de Miguel Vila a rencontré son petit succès en Italie, Padovaland a reçu le prix du meilleur dessinateur au Trévise Comic Book Festival de 2021, ainsi que le Lucca Comics Awards 2021 de la meilleure première œuvre de bande dessinée, et pas mal de critiques élogieuses.
On place le travail de Miguel Vila dans une filiation d’auteurs amers — voire dépressifs — qui va de Crumb à Chris Ware, et on le situe dans une famille de jeunes auteurs italiens qui décrivent la merditude des choses dans l’Italie contemporaine comme Alessandro Tota, Francesco Cattani, Davide Reviati, ou encore Zuzu qui décrit elle aussi la vie désenchantée d’une ville de province. En cinéma, j’avais aussi immédiatement pensé — comme d’autres — au déprimant Happiness de Todd Solondz, dont l’affiche avait été dessinée par… Daniel Clowes, comme quoi tout cela est assez cohérent. On peut aussi le rapprocher en peinture de John Currin ou même de Mark Ryden pour l’étrangeté et les corps grimaçants derrière le maniérisme affecté. On pourrait enfin citer le photographe et réalisateur Larry Clark pour l’absence de pudeur dans la manière de représenter l’adolescence. Aucun humain n’est une île, comme disait le poète métaphysique John Donne. C’était le moment name dropping.
Italie de cocagne
Miguel Vila a trente ans et est né à Padoue. Après son diplôme à l’Académie des beaux-arts de Bologne, il est retourné vivre à Padoue, une ville de 210 000 habitants à 40 kilomètres de Venise, à proximité d’une zone industrielle parmi les plus importantes d’Europe, un morceau de cette Italie du nord qui vit comme partout en Europe un accroissement des inégalités depuis le tournant néolibéral, et qui embrasse sur la bouche Meloni.
On ne parle pas de politique de manière frontale dans les récits de Vila, mais l’atonie et l’exploitation sont présentes et structurent les rapports sociaux sans ménagement ni débat. Ses personnages triment et consomment autour de la ligne de flottaison sociale : certains voguent et regardent l’horizon une glace à la main, tandis d’autres nagent dans les eaux saumâtres, toujours au bord de boire la tasse. Fleur de lait est dans la continuité de Padovaland. On y retrouve de jeunes adultes qui cherchent à trouver une place dans une Italie remplie de vestiges du passé, et qui ne veut pas vraiment d’eux. Ça sent l’ennui, la perte de sens et les corps qui s’affaissent. Les téléphones portables sont omniprésents et Youporn se trouve dans les favoris. Miguel Vila décrit donc bien quelque chose de contemporain, il n’y a pas de doute là-dessus.
Le récit est principalement centré sur trois personnages. Il y a Marco, jeune homme provenant d’un milieu modeste, qui est le petit ami de Stella, jeune bourgeoise délurée. Stella est très amoureuse de Marco et aime le cajoler. Marco aime mollement Stella et lui laisse prendre en main la destinée du couple. Mais la vie sexuelle de ces jeunes adultes est douloureuse, Marco bande mou et ne jouit pas : la virilité de Marco en souffre, la féminité de Stella aussi.
Stella fait basculer le récit quand elle décide de jouer les baby-sitter pour Ludovica, une jeune mère aux dents pourries et aux seins énormes qui élève seule son bébé. Stella trouve Ludovica tellement bizarre et moche qu’elle fait en sorte que Marco la rencontre, pour rire un bon coup, sauf que Marco a un choc sexuel — comme d’autres ont un choc esthétique — devant le corps étrange de Ludovica, avec ses seins de mère allaitante sur un corps gracile. Il est surtout troublé par les auréoles de lait maternel qui maculent son t-shirt, dans une scène qui a elle seule donne une idée de la puissance plastique et narrative du travail de Vila. Stella, Marco et Ludovica, c’est un trio amoureux, mais pas vraiment du style Jules et Jim dansant dans Paris en noir et blanc sur les paroles du Tourbillon de la vie. La libération sexuelle promise par mai 68 n’a pas eu lieu comme prévu, elle a été remplacée par les connexions haut débit à des sites porno, c’est le premier constat amer de Miguel Vila.
Les couleurs de Fleur de lait sont tendres et pastel, ce sont celles de l’Italie telle qu’elle se rêve, avec ses façades historiques roses, ce vert riche plein de santé du nord de l’Italie, mais à ces couleurs de tranche napolitaine, répétées jusqu’à la nausée par le merchandising, Miguel Vila ajoute les rouges violacés des gencives qui mordent dans un kebab, le bleu des veines qui apparaissent sous la peau blanche de peaux trop grasses, le gris des t-shirts délavés. Une gamme de couleurs qui transpire un malaise qui nous colle à la rétine pendant tout le récit. Dans les planches de Vila, il y a la menace permanente d’en voir trop, comme le nombril qui apparaît alors qu’un inconnu enlève son pull, ou la raie des fesses d’un ami alors qu’il se penche soudainement. Ces gestes qui provoquent le réflexe social de détourner la tête, Miguel Vila nous les impose par son dessin, en utilisant pleinement la bande dessinée et sa capacité à décrire les postures, les mouvements des corps et des yeux, et il le fait en s’appuyant sur tout ce qui lui passe par la main en terme de construction de page : des gaufriers (des pages structurées par de cases à la taille identique), des grandes cases qui suspendent notre attention, et des assemblages de petites cases rondes et carrées qui guident la trajectoire de notre œil sur la page, déconstruisant le temps d’une action. Cette liberté de construction doit beaucoup à Chris Ware, qui a décliné depuis 1993 avec ses Acme Novelty Library des dizaines de procédés de structuration de planches sous les yeux éberlués de toute une génération d’auteurs. La combinaison de la mise en distance par des procédés formels, associé à la description cruelle des rapports sociaux est, par ailleurs aussi, une marque de fabrique du Chris Ware[1] que reprend à son compte Vila, avec un dessin plus détaillé.
Miguel Vila change aussi de case en case d’échelle et de focale. Il plante le décor avec des vues en plan, visualisant des déplacements en suivant des petits points sur une carte, puis soudain passe au gros plan en grand-angle, et les nez deviennent gigantesques et tous les points noirs, les boutons, les veines et même les verrues s’offrent à notre regard qui n’en demandait pas tant. Si ces changements d’échelle sont probablement créés pour déstabiliser notre lecture, ils sont aussi à mon avis une manière pour Miguel Vila d’attirer notre attention sur la granularité des dominations.
Granularité des dominations
Nous faisons l’expérience quotidienne de la domination. L’autorité parentale, les termes d’un contrat de travail, les rapports de classes, les rapports hétéronormés sont aujourd’hui plus visibles que jamais. Dans Fleur de lait, une des premières conversations auxquelles on assiste est un repas de famille ou Stella s’engueule avec son boomer de père à propos du harcèlement de rue. Mais ce qui intéresse Miguel Vila, c’est la granularité fine de la domination, et leur enchevêtrement complexe dans le quotidien rassis de l’Italie contemporaine. Ainsi, dans Fleur de lait, Vila met en scène les rapports de pouvoir dans l’accès au travail : Ludovica, élevant seule son enfant, se fait virer encore et encore de jobs ingrats, tandis que Stella devient sa baby-sitter alors qu’elle n’en a pas besoin, juste pour voir. Les rapports de classe sont présent aussi, avec le mépris de Stella pour Ludovica, et sa pitié mêlée d’amour et de protection condescendante pour Marco. Les rapports de genre ne sont pas oubliés, avec la soumission de Ludovica pour son vieil amant, pour qui elle accepte de tourner des vidéos pornos, mais aussi les moqueries qu’elle subit de la part d’hommes qui la reconnaissent dans la rue. Toutes ces dominations brutales et leurs effets manifestes sont bien là, mais Miguel Vila descend plus bas encore, et décrit l’ascendant mou et perfide de Marco qui, bien qu’il semble subir les cadeaux de Stella – dominante économiquement – qui le mettent mal à l’aise mais qu’il accepte, la culpabilise d’ignorer sa douleur d’orphelin quand ça peut le sortir d’un mauvais pas. La domination, c’est aussi la honte de Marco de débander pendant l’amour, que Stella pardonne, en jeune fille moderne, sans qu’elle puisse éviter de se montrer impatiente. C’est aussi la soumission de Ludovica aux codes de la pornographie pour Marco qui n’en demande pas tant, se transformant d’elle-même en objet sexuel mais aussi en maitresse d’un jeune amant infantile.
La bande dessinée s’avère un outil de dissection particulièrement puissant pour étayer ces situations complexes, qui passent par des micro-signes, des micro-dialogues, la juxtaposition de détails, ces fameuses petites cases qui créent des trajectoires de sens et de narration avec des éléments disparates. Et le dessin qui passe de l’abstraction au réalisme le plus cru achève de nous achever.
Trajectoire déviantes
A la fin de Padovaland et Fleur de lait, chacun des protagonistes a appris quelque chose sur lui-même, mais n’est pas forcément devenu meilleur. Et dans le fond, ce que dit Miguel Vila dans ses deux livres, sont des choses assez simples :
Premièrement, il ne faut pas exagérer de beaucoup la réalité pour qu’elle devienne insupportable au regard.
Deuxièmement, le désir ne se laisse pas enfermer dans la vertu. Il est liquide et plutôt salissant.
Troisièmement, l’émancipation ne mène pas au bonheur.
Quatrièmement, le pouvoir rend moche, et tout le monde a du pouvoir.
Nous vivons une période qui ressemble par beaucoup d’aspects aux années 1970. De nombreux concepts forgés par des minorités ont permis de nommer des rapports de force mollement installés et maintenus, des pans entiers du vieux monde sont devenus indéfendables, et c’est réjouissant. Mais à la fin des années 1970, on a eu droit aux années 1980, au tournant néolibéral, à Reagan et Thatcher, et les débuts de Trump. Ça a été l’occasion d’un laisser-faire décomplexé, d’une dérégulation de la finance et d’un backlash moral terrible. Notre travail dès maintenant — alors que quelques fragiles batailles ont été gagnées sur l’adversité — est d’éviter un futur backlash brutal au nom du “on a été trop loin, nous avons besoin d’ordre”. Et pour ça nous allons devoir ne pas trop nous raconter d’histoire sur les systèmes de domination (comment il survivent, comment ils se recréent) et avoir recours de toute notre intelligence.
Et Fleur de lait est un livre intelligent, à défaut d’être joyeux, et à la beauté convulsive, c’est à dire, selon Breton, puisée dans la vie elle-même. C’est déjà pas mal.[2]
[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]
Notes
- Il n’est évidemment pas le seul a avoir utilisé cette combinaison, mais il l’a systématisé avec virtuosité, on se doit de le reconnaître.
- Ce texte est remanié pour l’écrit alors que Emmanuel Macron vient de dissoudre l’assemblée à la suite du score spectaculaire de l’extrême droite en France. Extrême droite qui a réussi une percée dans quasi tous les pays européens, dont la Belgique. Cette conclusion est donc plus que jamais d’actualité…
Super contenu ! Continuez votre bon travail!