Fragments
La mémoire serait faite de beaucoup d’oublis. On ne se souvient que de fragments, de cases abacules sur le fil d’un récit que l’on appellera Histoire à l’échelle commune, souvenirs à celle individuelle. Pour la transmettre, il y a les mots qui font image et les images qui valent leur millier de mots. Mais à partir de quand les souvenirs cernés d’absences font-ils fiction ? En quoi s’en distinguent-ils ?
Ce sont un peu les questions que se pose Casini. Revenir sur lui-même revenant dans le village natal de son père, est un double rapport à la mémoire. Il se raconte dans ce début des années 60, dans une société italienne encore au seuil de celle de la consommation, écoutant ces adultes face à leurs souvenirs de guerre et parfois de leur jeunesse. Lui, alors à peine entré dans le langage, qui en apprivoise le signifié par l’expérience de la parole, de la lecture, des images des illustrés ou de celles du cinéma, voit le vrai comme une fiction et inversement.
Avec le recul et la maturité, l’auteur perçoit cette contamination, en connait les sources. Il imaginait untel comme un acteur, telle anecdote comme une scène de cinéma, tel fait à la manière de celui d’une bande dessinée. Praticien de récits historiques que des commentateurs acquis qualifieraient volontiers de fresques, il voit aussi désormais ces souvenirs de souvenirs comme ce qu’ils sont, les fragments d’une époque, synecdoques rendant autrement fictionnel l’Histoire et son récit d’une guerre mondiale.
Proximité et éloignement, Casini s’interroge aussi d’une manière qui rappellerait celle d’un Milo Manara dans le premier Giuseppe Bergman, qui se demandait alors, à la fin des années 70, s’il était possible d’être un aventurier comme Pratt l’incarnait. En ce début du XXIe siècle, toujours dans la lointaine filiation du maître vénitien, la question, teintée de nostalgie, porterait sur l’usage et la persistance de cette quasi tradition italienne du récit historique connue en France par la collection Un homme une aventure chez Dargaud[1], ou celle de l’Histoire en bande dessinée chez Larousse.
Un langage glisserait là encore et ferait retour. L’enfant voyait les souvenirs comme une bande dessinée historique, l’adulte fait une bande dessinée de souvenirs à l’aune historique.
Certains pourraient dire que Casini a changé, s’intéressant désormais à Gipi plutôt qu’à Micheluzzi. A moins qu’il ne soit au diapason de cette «micro histoire» chère à de nombreux historiens contemporains constatant aussi que l’Histoire est un récit toujours partiel.
La certitude est que le temps a passé, l’auteur a dix fois plus de souvenirs. Il en sait la part d’oublis nécessaires, la part de construction conventionnelle. Il sait aussi et surtout ce qui change et a changé.
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