La Guerre éternelle
«Ça a débuté comme ça» : l’incipit de Voyage au bout de la nuit pourrait parfaitement introduire les premières planches d’une Guerre éternelle dont le patrimoine de la littérature pourrait s’enorgueillir s’il reconnaissait la bande dessinée à sa juste valeur. La magistrale œuvre de Marvano et Haldeman (adaptation du roman de ce dernier publié en France chez J’ai Lu) traite en effet de l’horreur de la guerre avec une originalité qui aurait peut-être éveillé l’intérêt de l’auteur de Mort à crédit : à travers le récit de Science Fiction d’un conflit dont les principaux protagonistes sont condamnés à une absurde éternité.
La guerre : une solitude
Les trois albums constituant La Guerre éternelle (qui sont suivis par trois autres œuvres regroupées sous le titre de Libre à jamais) couvrent en effet une période de 1167 années alors qu’ils sont construits autour du même personnage, comme l’indiquent leurs titres : Soldat Mandella, Lieutenant Mandella, Major Mandella. L’éternité dont il est ici question est donc rythmée par l’avancement d’un appelé du contingent envoyé aux confins de l’univers combattre un ennemi — les Taurans — dont nul ne sait rien. «Paradoxe temporel. Tandis que nous progressions en quelques mois à la vitesse de la lumière, d’un collapsar à l’autre, les années défilaient sur Terre».[1] À seulement 25 ans, le principal protagoniste compte déjà 20 années de service, durée qui ne cessera de s’allonger par la suite ; les combattants sont ainsi soustraits au cours du temps et est vétéran de cet étrange conflit celui qui ne relève plus des lois de la physique. La guerre entérine une irrémédiable coupure avec une mère patrie dont l’évolution n’est pas sans rappeler d’autres œuvres de Science Fiction évoquant un pouvoir politique omniprésent (1984) ou le recours aux techniques de clonage (Le meilleur des mondes).
Mais l’originalité de l’œuvre de Marvano et Haldeman est à chercher ailleurs : du côté de la représentation d’une guerre ayant le pouvoir d’abolir toute forme de contemporanéité, c’est-à-dire toute possibilité d’être du même temps que d’autres êtres. Le propre de la chose militaire est en effet de créer des anachronismes, d’organiser des décalages entre les membres d’un même corps social, comme se le voit expliqué le Major Mandella lorsqu’il reçoit l’ordre de se rendre à l’autre bout de la galaxie pour prendre le commandement de soldats qui ne naitront que près de cent ans plus tard : «L’armée établit son programme en termes de siècles, pas en terme d’individus»[2] (cf. Ill.1). Ceux-ci n’appartiennent en effet jamais à la même époque, voire à la même période historique et la guerre n’est donc jamais l’occasion d’une communauté entre combattants. Nous sommes ici aux antipodes du travail d’un Hugo Pratt dans lequel des individus différant quant à leur origines ou croyances se trouvent parfois rapprochés par la guerre jusqu’à s’allier ou fraterniser, comme si l’époque et les circonstances faisaient lien entre les combattants (tel est notamment de la brigade «Gidéon» composée de combattants issus de fort différentes ethnies ou nationalités que l’inquiétant Lieutenant Koïnski dénombre dans une planche des Scorpions du désert[3] ).
L’histoire : un art militaire
Au final, la seule temporalité qui vaille dans cette Guerre éternelle est celle de la guerre elle-même : décidant, au gré des déplacements de la ligne de front, des siècles et millénaires auxquels les combattants auront une infime chance de regagner leur foyer, le conflit semble même édicter ses propres lois de l’évolution. Celles-ci ne répondent absolument pas à l’idée que l’on se fait d’un progrès et le développement d’une technologie omniprésente dans cet univers de science-fiction semble paradoxalement marquer une totale régression. Tel est notamment le cas avec l’utilisation des «champs de stases», phénomènes électromagnétiques isolant les combattants de l’extérieur et neutralisant toute forme d’armes à projectiles. Le plus sophistiqué des dispositifs technologiques empêche précisément l’utilisation de toute technologie meurtrière et invite les combattants à avoir recours à un ancestral attirail : épées, boucliers et hallebardes redeviennent d’actualité et l’œuvre de Marvano et d’Haldeman n’est sur ce point pas sans rappeler certaines des œuvres patrimoniales de la bande dessinée de Science Fiction telle Guerre à la terre de Marijac et Liquois qui représente des hordes de martiens armés de gigantesques faux.
Nous sommes quoi qu’il en soit bien loin d’une guerre «propre» à la Star Trek dans laquelle diplomatie et technologie réduisent la place accordée à la violence, mais découvrons une activité qui semble posséder sa propre histoire et cultiver son passé. Gagner ses galons suppose de mieux connaître une guerre qui n’a rien d’éphémère, mais qui produit et revisite sans cesse des méthodes, des techniques, des outils, comme si elle avait la capacité à remettre au goût du jour d’ancestrales façons de tuer. Pour devenir major, le lieutenant Mandella suit ainsi une formation on ne peut plus encyclopédique portant sur «l’art — pardonnez-moi l’expression — de la guerre, pratiqué par des centaines de générations».[4] Aussi «pratique que théorique»,[5] cet enseignement prouve que la guerre est une culture, quelque chose qui s’apprend, se transmet, s’inscrit dans le temps comme un savoir qu’il est possible de réviser, de compléter, de faire progresser, et dans lequel les combattants peuvent puiser à volonté : «Ces armes, je les ai toutes utilisées. De la massue à la bombe atomique»[6] , déclare ainsi le tout nouveau gradé.
Guerre et imagination
De par ceux qui y participent et de par son essence même, cette guerre éternelle est ainsi présentée comme quelque chose se situant au-delà du temps et nous sommes aux antipodes de la position qu’adopte l’ancien combattant Larry Hama, responsable éditorial de l’extrêmement réaliste série The ‘Nam. «The events in The ‘Nam happen in real time. When thirty days pass for the reader, thirty days also pass for the characters in the story. When a full year — 12 issues — have gone by of The ‘Nam, the characters introduced in #1 will have rotated back to the States, just like in the real world.»[7] Radicalement différentes, les deux œuvres naissent pourtant d’une même expérience du conflit puisque La Guerre éternelle est une œuvre d’anticipation construite à partir des souvenirs de son auteur, «soldat très involontaire envoyé pour combattre dans une guerre à laquelle la majorité des Américains étaient indifférents ou violemment opposés».[8] Singulier projet littéraire : ne pas évoquer la guerre sur un mode didactique, à travers une reconstitution constituant un document et permettant de représenter des atrocités menacées par l’oubli, mais tenter à l’inverse d’écrire «un roman de science-fiction traitant du Viêt Nam».[9]
Évoquant un vécu du combat à travers une littérature de l’imaginaire soucieuse d’inventer des mondes à venir, ce roman et cette bande dessinée semblent ainsi s’inscrire dans la lignée des écrits de Kurt Vonnegut Jr. qui utilisa son expérience de combattant pour construire le roman Abattoir 5 dans lequel s’entremêlent le souvenir traumatisant du bombardement de Dresde en 1945 et l’évocation d’une planète nommée Tralfamadore. Ici, comme dans l’œuvre d’Haldeman, le choix de la science-fiction n’a rien de gratuit : il montre que la guerre n’est jamais réductible au temps d’une époque ou d’un simple récit et nous sommes loin des effets de manche d’une série comme Universal War One qui s’appuie sur un texte fondateur (différents épisodes de la Bible) afin d’évoquer la fin d’une civilisation. Faisant preuve d’une constante économie de moyens en tranchant dans les méandres du touffu roman d’Haldeman, et offrant ainsi le glacial spectacle de ce massacre millénaire passant à la vitesse d’un éclair, La Guerre éternelle démontre à l’inverse que la première victime est avant tout une conception rationnelle et linéaire de l’histoire.
Notes
- La Guerre éternelle, Dupuis, «Aire libre», édition intégrale, 2005, p.65.
- Ibid., p.109.
- Hugo Pratt, Les Scorpions du désert, Casterman, 1977, p.69.
- La Guerre éternelle, op. cit., p.122.
- Ibid.
- Ibid., p.123.
- «Dans The ‘Nam, les événements se déroulent en temps réel. Si trente jours s’écoulent pour le lecteur, trente jours s’écoulent également pour les personnages de la fiction. Quand un an — douze numéros — de The ‘Nam est paru, les personnages présentés dans le premier épisode ont fait leur temps et sont de retour aux Etats Unis, comme dans la vie réelle» (Larry Hama, «Incoming», dans The ‘Nam, volume 1 (épisodes 1-10), Marvel, 2009, USA, p.29. Ma traduction).
- Ibid.
- Joe Haldeman, «Pourquoi j’ai écrit La Guerre éternelle», Ibid., pages liminaires.
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