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He Done Her Wrong

de

Comme pour souligner l’étrangeté du livre, des limites du médium qu’il utilise et du genre qu’il prétend être,[1] c’est dans les marges que tout commence, à la fameuse «frontier» états-unienne qui est moins celle nationale que celle entre l’homme et l’animal, que celle des lois de la nature d’avec celles de la civilisation.

Pas de mots, donc pas de noms propres, juste des corps et des visages pour identité, qui en disent plus q’un long discours puisqu’ils sont dessinés et ont pour syntaxe leurs mouvements.
Nous les suivons du regard, et au fil des pages s’égraine une histoire rebondissante et pleine d’humour entre une femme et deux hommes qui portent sur eux leurs qualités et leurs défauts de «character» que nous sommes seuls à voir. La belle, son bon et leur truand, par les rivalités, l’amour ou la cupidité qui les motivent, descendront de ces montagnes pour d’autres hauteurs aux dimensions civilisées d’une New York ville-monde, embouchure de bien des sources liquides ou passionnelles, montrant par son architecture limite (skyline) que les frontières ne sont pas que géographiques.

A proximité de la nature le langage est secondaire, l’intuition et le mouvement priment. A New York trop de langages n’en favorise plus qu’un, celui du corps, celui de la pantomime. L’intuition et le mouvement y priment donc aussi, avec une efficacité diabolique puisque la tour qui provoqua la colère de Dieu et la multiplication des langues, s’y érige, là, en 1930, en nombre et haute comme jamais depuis les débuts de l’Histoire.

De Milt Gross à Eric Drooker, on retrouve cette persistance d’un langage par l’image des corps et des choses, d’un sentiment de nature et d’une ville babelesque et babélique comme aboutissement. A soixante-cinq ans d’intervalle, les deux sont natifs de la grosse pomme et partagent une appréhension du langage comme image musicale des pidgins naissant de ce carrefour planétaire. Pour l’un c’est un retour aux sources de l’écriture, pour l’autre c’est une source intarissable d’humour[2] et l’idée de faire rire l’Amérique de la grande dépression dans sa diversité étendue, à la manière du cinéma s’abstenant encore de la parole pour peu de temps.
Les deux auteurs partagent aussi un livre muet comme déclencheur. Pour Drooker ce fut ceux de Frans Masereel et pour Gross celui de Lynd Ward, God’s Man publié en 1929. Les points communs s’arrêtent là. Drooker a un intérêt pour l’image illustrative que Gross accorde d’abord au cinéma, duquel il tire avec l’énergie du dessin toute la gestuelle comique et mélodramatique de son livre.[3]

Pour certains, He Done Her Wrong serait une réponse ou relecture comique du God’s Man de Ward. Ce qui semble ici plus démontrable, est que ce livre de 300 pages offrait pour un dessinateur l’exemple d’un format inédit et de possibilités narratives quasi nouvelles. En 250 pages, Gross explore ce possible avec un bonheur et une inventivité extraordinaire qui rend ce livre d’une contemporanéité incroyable. L’auteur y a une science pointue du rythme, et appréhende sa mise en page avec une inventivité vertigineuse et une efficacité redoutable qui communique et entretient l’ardeur joviale du récit à cette autre qualité kinésique qui est de tourner les pages.
De un à six dessins par pages, absence ou présence de cadres, jeu et composition sur deux pages, gestion du suspense, de la répétition, dessins pleine page, certains semblant grossis voire diminués,[4] bulle contenant des images, l’auteur témoigne d’une intuition fabuleuse qui semble devoir aussi bien à son savoir d’homme de presse qu’à celui du collaborateur de la jeune Hollywood. C’est peut être en partie cette expérience rare qui explique que ce livre fut «sans postérité immédiate».[5] D’autant qu’entre-temps la synchronisation du son s’est imposée au cinéma, donnant soudainement à tout ce que l’on qualifie de muet ou de «silent» un air d’une autre époque.

Avec He Done Her Wrong, Fantagraphics poursuit son remarquable travail de réédition du patrimoine du neuvième art. Ce n’est pas la première réédition du livre de Gross, mais c’est une des plus complète, sous la forme d’un fac-similé enrichi d’une préface de Graig Yoe et d’une postface de Paul Harasik, deux textes documentés, attentifs et informants.

Notes

  1. Le livre est sous-titré avec humour «The Great American Novel (with no words)».
  2. Milt Gross se fera connaître par des articles et des livres humoristiques qu’il illustrait et écrivait dans une prose mélangeant l’anglais et le yiddish du Bronx où il est né en 1895.
  3. Milt Gross travailla avec Charlie Chaplin en 1928, sur The Circus.
  4. J’ignore si c’était techniquement possible à l’époque.
  5. Thierry Groensteen : «Histoire de la bande dessinée muette (première partie)», in 9ième Art, n°2, Angoulême, C.N.B.D.I, janvier 1997, p. 68.
Chroniqué par en avril 2006