Heibon Punch

de

Ne vous laissez pas abuser par ce pseudonyme — George Asakura est, en réalité, une femme. Pour un magazine manga, Ikki bénéficie pour sûr d’un mélange de lectorats intéressant. Même si tous les magazines présentent naturellement un lectorat composé de lecteurs des deux sexes, en général la cible est solidement installée dans l’un des deux camps. Même le Shûkan Shônen Jump, qui touche étonnament un grand nombre de femmes (même si cela pourrait être plus simplement la conséquence de sa visibilité grand-public), revendique des valeurs très clairement masculines dans son concept : compétition, effort, victoire.
Ikki, pourtant, semble s’adresser à des publics aussi variés que possible. Aux auteurs dont les œuvres ne sont pas particulièrement destinées à un sexe ou l’autre (Igarashi Daisuke, Kuroda Iô, Matsumoto Taiyô, Nihonbashi Yoko, Natsume Ono), les productions plus ciblées vont de l’offre SF/violence la plus masculine (Dorohedoro, Freesia par Matsumoto Jirô, ou Bokurano par Kitô Mohiro) aux séries créées par et/ou destinées aux femmes (Iwaoka Hisae, Period par Yoshino Sakumi, ou encore le tout nouveau «boy’s love» Seishun Sobat).
Dans ce contexte, le Heibon Punch de George Asakura est ici parfaitement à sa place, puisqu’il combine les éléments de différents styles pour produire un pastiche des plus inhabituels.

Bien que je n’aie pas lu les autres œuvres d’Asakura, un rapide tour d’horizon des couvertures et résumés présents sur son site officiel laisse supposer qu’elle a fait son lot de séries shôjo. Ceci étant, un simple coup d’œil à Heibon Punch suffit à faire voler en éclats l’idée qu’il s’agirait là d’une banale histoire d’une jeune fille rencontrant son Prince Charmant.
Mashima Aki est un réalisateur de cinéma trentenaire, bedonnant et acnéique, qui se trouve aussi être limite lolicon avec une phobie des gros seins. Wanibuchi Mika est une actrice à l’ambition dévorante, très modestement dotée au niveau mammaire, et obsédée par l’idée d’avoir une paire de seins qui rendrait jalouse Pamela Anderson. Peu après leur première rencontre, Mika commet le meurtre d’une célèbre et pulpeuse idol, et Mashima décide de la suivre dans sa fuite, filmant leur vie en cavale.
Et comme si cette trame n’était pas suffisamment étrange, Asakura rajoute quelques bizarreries. Mashima est attiré par la silhouette prépubère de Mika, un corps qu’elle déteste. Elle est attirée par son apparence adipeuse, mais chaque fois que Mashima devient un peu trop énamouré, il se transforme du jour au lendemain en une version svelte et élégante de lui-même, une transformation que les personnages acceptent sans broncher, et qui est attribuée au «pouvoir de l’amour». Et cela va sans dire, Mika trouve cette version améliorée foncièrement repoussante.
Enfin, en plus de cette transformation «magique», une bonne partie de l’histoire tourne autour du mythique «Village des Gros Seins», une sorte de mélange entre un El Dorado de la libido masculine et un tour organisé des casinos pour le troisième âge.

Comme on peut le voir, Asakura joue vraiment avec le feu. Ce manga est sur le fil du rasoir entre les gags furieusement drôles et surréalistes, et la romance incendiaire et violente entre les deux personnages principaux. Toutes les idées possibles pour compliquer leur relation sont mises en œuvre sans reserve. Mashima est déchiré entre l’envie de sublimer son road-movie avec Mika pour regagner son prestige de réaliateur et ses sentiments pour elle, et elle aussi doit faire la part entre leur relation et le fait de jouer intégralement son «rôle» dans son film, sa première marche sur l’escalier de la gloire.
Que les cœurs s’enflamment un peu trop, et le fait que chacun désire être ce que l’autre rejette rétablit une distance. Asakura maîtrise avec brio les dynamiques des romances adultes dans cette relation d’amour/haine, et met ce talent en application à la vitesse d’une fusée. Aussi fascinante qu’elle puisse être, cette relation extrêmement imprévisible et complexe m’est souvent étrange et incompréhensible, bien qu’il soit clair dans la manière dont Asakura dépeint cette relation extrême et hyper-stylisée que l’identification du lecteur aux personnages n’est pas vraiment la priorité numéro un.

Au diapason d’une trame narrative peu orthodoxe, le dessin d’Asakura semble se situer dans une zone intermédiaire entre les stéréotypes des genres propres à chaque sexe. Ses personnages ont indéniablement une allure shôjo/josei, mais l’utilisation de trames en guise de décor ainsi que la pratique récurrente d’ignorer totalement les décors qui sont si fréquent dans les séries shôjo habituelles, est totalement absent ici. L’accent est souvent mis sur l’intégration des personnages dans l’arrière-plan dans sa mise en page, et il y a suffisamment de détails pour que l’on sent la présence des décors.
Ceci, rajouté à des éléments de contenu plus particulièrement destinés à la partie mâle du public — une abondance de seins généreux et dénudés, des scènes de meurtres — fait du produit fini un titre qui relève à la fois des styles de manga masculin et féminin.

(Cette chronique est parue originellement sur le blog de Stephen Paul, Robots Never Sleep)

Chroniqué par en novembre 2007