House

de

Ce n’est pas cette maison abandonnée au milieu d’une plaine, mais plus loin, dans la forêt. Voilà, c’est elle, demeure semblant sans limite parmi les arbres innombrables, et sans style car les multipliant en façade comme les stries d’une croissance géologique improbable.
Hôtel abandonné, sanatorium évacué, monolithe ville fantôme qui en contiendrait plus d’un, immense paquebot échoué du ciel, quel qu’il soit on y rentrera par une porte de service juste coincée par une pierre, dévoilant un labyrinthe où, sans le savoir, on ne choisit que de monter ou de descendre sur un chemin sans retour.

En elle, l’étrange demeure contient comme l’impact de sa chute. Un cratère sans fond inondé, ou bien l’effondrement sur elle-même de cette source qui devait la faire vivre en soignant une humanité malade.[1] Autour, les lambeaux d’un décor mi-immergé ayant perdu toute signification où trois adolescents — un garçon, deux filles, apprentis «spéléologues» de par leur condition même — trouveront sans le savoir l’acmé de leur courte existence dans les joies de jeux nautiques immersifs. Flottant dans l’entre-deux, pesanteur semblant vaincue par la poussée d’Archimède, c’est en plongeant dans ce monde du silence obligé qu’ils font des bulles mais seulement quand il expirent. Dans cette bande dessinée muette, elles sont de toute façon insuffisantes pour y mettre des mots ou des images.

Amour naissant, l’exploration de ce grand bâti continue dans ce qui semble un écrin idéal et dans une confusion compréhensible, peut-être fautive, célébrant la/leur vie dans la survivance à ce qui fut.
Puis cette pièce, puis ce portrait qui semble vous regarder, vous juger peut-être. Et à la gauche de ce grand architecte, de ce capitaine, ou bien de ce patriarche propriétaire du lieu incarnant en une image toutes les existences fantômes qui l’établirent, se trouve à demi-cachée la voie étroite qu’ils choisiront par cette ignorance qui leur convient trop, d’où ils glisseront soudainement vers un noir absolu et décisif.

House est souvent présenté comme une sorte de film d’horreur.[2] Pourtant c’est moins l’horreur que la peur par ignorance qui est décrite en ce livre. C’est par et avec celle-ci qu’ils marchent et sombrent.
Dans ce récit, le mutisme sert aussi bien un travail remarquablement savant sur les atmosphères du lieu que l’impossibilité inavouable entre les personnages à dire, voire à se penser dans le monde.
Leur quête est celle de touristes jusque dans leur vie, cherchant une solution par le décor à une question sans réponse qu’ils font tout pour éviter. Leur but : trouver ce décor de cinéma, ce décor de rêve d’où leur vie vibrera forcément au diapason. Ils ont presque pu y croire, mais l’un d’entre eux prit une décision non pesée à l’aune d’une survie et ce fut la mauvaise, dans un monde devenant facticement factice, dans un jeu où l’on n’a qu’une seule vie.

Simmons pousse les détails jusque dans la construction du livre. Le récit commence par une page blanche et se termine par une page noire.
La chute des personnages s’entame exactement au milieu du livre, sur la page droite. Avec pour sommet paradoxal sa pliure centrale, l’album semble ainsi divisé en deux versants : l’un lumineux ascensionnel ; l’autre sombre descensionnel. En travaillant sur la structure des planches, l’auteur étaye cette division, d’une lente croissance à double sens qui se matérialise dans la taille des cases et dans l’espace entre celles-ci. Au fur et à mesure du récit les cases diminuent. On commence par une case d’une double page et l’on termine par des cases minimales, se limitant au halo affaibli d’une lampe allant s’éteignant. En même temps que les cases se multiplient d’une manière progressive et imperceptible à la lecture, l’espace entre elles augmente. Ce qui n’était qu’un trait de cadre dans les débuts du récit se révèle progressivement un papier noir sur lequel flottent ces cases dérisoires, semblant ensuite littéralement phagocytées par un noir devenu absolu.[3]

Ce véritable travail de fond contribue à distiller cette atmosphère oppressante et se densifiant qui sous-tend tout le récit. L’absence du folklore grand-guignolesque attendu fait aussi toute la valeur du livre. La soudaineté du drame, son aspect décisif, incompréhensible pour des personnages renvoyés brutalement à eux-mêmes, à leur fragilité et à la réalité implacable. Chacun sombrera dans une agonie hors repères, de nature physique pour les uns, plus mentale pour d’autres.
House, la Demeure, développe avec efficacité une horreur de nature métaphysique, pascalienne pourrait-on dire, d’un vide symbolisé par la matérialité de la terre qui rattrape et engloutit. La peur est celle de l’enterré vivant, mais qui le serait par lui-même, qui ne devrait tout qu’à ses actes et une quête ne cherchant qu’à éluder la question sans réponse étalonnant la vie, sans oser/vouloir même la poser. En quelque sorte, et sous le regard de cet homme en portrait[4] qui incarne tout à la fois le passé, un démiurge, un pouvoir, une vie vécue et donc une mémoire, les trois personnages sont rattrapés, avalés par cet oubli — ou cet éternel présent — qu’ils ont ou voulu instituer comme façon de vivre.

Notes

  1. Une source de l’inspiration de Josh Simmons serait la visite d’un vieux sanatorium abandonné de Northampton dans le Massachusetts.
  2. Josh Simmons joue bien évidement aussi sur les codes de ces films. Ses personnages sont des «teenagers», un groupe avec sa part de coincé (la jeune fille en noir, un peu gothique) d’épanoui, d’amour/découverte de la sexualité, etc. Reste que ces personnages cultivent aussi l’atypique, pervertissent les codes d’une certaine mesure. Le personnage masculin a des lunettes par exemple, et l’autre personnage féminin est certes une blonde mais sans être le canon hollywoodien à forte poitrine habituel.
  3. Par symétrie on peut très bien penser que les dernières cases (je pense à la dernière double-page) sont de grandes cases horizontales comme au début du récit, mais dont les cadres et le décor perdu dans l’obscurité est bien évidement indistinct, ne se laisse deviner que par une lampe à la lumière vacillante.
  4. Et dont l’auteur fait intelligemment la couverture en couleur de son livre.
Site officiel de Josh Simmons
Chroniqué par en septembre 2009