Ice Cream

de

Si vous évoquez un souvenir ou un événement passé avec quelqu’un l’ayant partagé, vous n’aurez réellement en commun qu’une vision intérieure subjective et le dialogue/monologue de son commentaire. Le reste ne sera que compromis et, pour celui qui écoute, les images pourront être contradictoires. Mais ici, vous êtes dans une bande dessinée où montrer le ou les personnages implique une vue extérieure. Les images sont là, troisième discours nuançant un dialogue évocatoire entre un improbable «privé» et une propriétaire de bar dans une Amérique californienne des seventies.

S’intercalant entre les images comme au temps d’un cinéma sans piste sonore,[1] leurs propos sont retranscris dans la typographie des machines à écrire chère à la mythologie des polars, s’affichant de noir pour l’un et de blanc pour l’une de telle manière que même leurs silences deviennent révélateurs (des images plus que d’eux-mêmes).
Renouer les fils de ces souvenirs fait le film des événements au rythme de deux images par page sur la neutralité d’un gris accentuant l’impression d’une lecture purement verticale, à la manière d’une bobine se déroulant s’il n’y avait eu se rappel permanent des pages à tourner.[2] Cette «cinématique» ne se retrouve pas dans les images qui, tout en gardant de manière très subtile leur déséquilibre lié (ou les liant) au neuvième art, ont l’autonomie prononcée des images peintes et des clichés photographiques, offrant une persistance rétinienne s’abstenant des 24 images/secondes par un souci vertigineux du détail et des compositions minutieusement ajustées.

Les maîtres-mots de cet album sont l’énigme et le regard ; de la parole équivoque, la difficulté de comprendre, à l’attention dirigée par les yeux et l’esprit sur une action ou un objet. Il y a peu d’absence de paroles entre les images,[3] comme il y a peu d’images sans regards guettant, s’adressant. Ceux-ci sont tout en pupille, se confondant au noir de l’iris comme celui immortalisé de Picasso, pliant par gravité cette lumière évoquée des la troisième case par le nom d’un hôtel sur un cendrier.

On commence par écarter la translucidité d’un rideau, les yeux plissés pour mieux voir le marchand de ces glaces crémeuses à l’homophonie si pratique en français, et cela se termine par une énucléation et la monochromie opaque d’une dernière case. En quelque sorte Anthony Pastor fait une «Histoire de l’œil» qui n’a pas l’érotisme pour champ mythologique et/ou exploratoire mais celui du polar hollywoodien. La littérature est remplacée par la bande dessinée qui analyse, met en forme et discours selon le point de vue d’un auteur pour ceux trop habitués de lecteurs/lectrices. Comme les deux médiums sont visuels, l’analysant confronte forcément ses fonds et formes et c’est ainsi que l’étranger (oiseau de mauvais augure) se distingue en étant affublé d’un bec sans que cela fasse autrement sens aux personnages.
D’un autre point de vue, narratif cette fois-ci, cela fait sens (et symbole) puisque celui-ci ne peut que boire, avoir du mal à se faire comprendre, être mésinterprété dans ses avances et ses baisers pour ainsi provoquer la et sa fin. Même dans la mort, l’étranger aura l’œil rond et la pupille noire de l’incompréhension. Seules les mains gantées de noir pourront lui servir de paupières, apposées par une femme fatale dont l’étrangeté rejoint celle du défunt pour mieux en interroger sa nature : grande faucheuse ou simple tueuse à gages ?

Voyant sa prime enquête opacifiée et sa quête d’enquêteur défloré, mise en lumière crue, l’improbable «privé» fuira. «C’est tout» lui demandera la barmaid, qui femme sait qu’aucune n’est fatale sauf pour l’obscurité du désir des hommes.
Que pour elle l’histoire ne soit pas «encore très claire» reste logique. Elle n’est pas dans nos images, elle n’a que les siennes, elle entend mais ne voit pas (voir p.60) ce que nous voyons, ce qui la relie et la distancie (elle en a vu d’autres) de celui qu’elle sert. Mais après tout, elle fait ce qu’elle sait faire : faire boire pour qu’ils oublient en prétendant leur délier la langue.
Pour nous, ayant vu et lu tous ces point de vue de nos pupilles, s’ajoute aux subtils mystères d’un récit et d’images aux influences et ambitions rares de nos jours, celui d’un auteur au talent plus que prometteur surgissant dans cette morne saison, avec une perle aussi noire que lumineuse.

Notes

  1. Mais en étant aussi, en tant que commentaires, aussi synchrone qu’une piste sonore du cinéma d’aujourd’hui.
  2. Notons qu’au cinéma (et en photographie) le noir et blanc existe surtout par les nuances de gris.
  3. Paroles ayant une dimension «picturale» par leur typographie et couleurs évoquées plus haut.
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Chroniqué par en mars 2006