Incidents

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Adapter des textes littéraires en bande dessinée pose question: Pourquoi mettre des images sur des mots? Pour en montrer sa vision d’auteur? Pour le dire autrement par le dessin? Ou bien pour pallier à une compréhension jugée bancale du langage chez les lecteurs du moment et leur fournir des béquilles par l’image?

Ce dernier point fut longtemps celui de la bande dessinée, de sa prime désignation comme « illustrés » à celle récurrente des adaptations de classiques dont d’éventuelles prescriptions scolaires ont aujourd’hui redonné l’idée à de nombreux éditeurs.

Voir aussi dans la littérature une réserve d’histoires est une autre raison qui produit le plus certainement des albums au mieux médiocres. Mais si la confrontation aux textes est de l’ordre du commentaire, qu’il soit de l’œuvre elle-même ou du temps et/ou de l’art de celui qui le formule/dessine, alors le résultat peut devenir une révélation. Avec Incidents nous sommes heureusement dans ce dernier cas.

 

Survenant, imprévisibles, les courts textes de Daniil Harms (1905-1942) échappent comme la vie à tout système né de l’idéal. Ils guettent  l’incident, en font le miroir qui révèle le fait d’être là parmi d’autres plutôt que de se croire au-dessus en écrasant ceux d’en-dessous. Incises sur le lisse artistique officiel d’une dictature, échangés par le dialogue avant d’être imprimés, on comprend que les textes de ce russe détestant les enfants aient pu donner envie d’être adaptés à un auteur d’aujourd’hui au diapason de cette vision,  faisant le pied de nez à une neuvième chose périphérique et pouvant faire système, encore trop souvent confondue comme destinée aux plus jeunes par ses bulles et sa soi-disant popularité.

 

Inciser le support, découper la tonalité du moment, faire de l’humanité informelle une silhouette, un puzzle de valeurs superposées prenant relief dans l’infime d’une quotidienneté plane flirtant avec l’absurde, les propos d’Auclin rejoignent ceux d’Harms dans un questionnement joyeux de leur époque et de leur pratique.

Né du hasard et du goût pour l’avant-garde russe d’alors, de certaines illustrations d’Anna Sommer, Gérald Auclin découpe le trait qui séparait, dégage la forme du support habituel qu’est le papier au lieu de l’y inscrire. Son heureuse méthode est au carrefour d’idées irriguant la bande dessinée, la sous-tendant dans certains de ses aspects comme la reproductibilité et l’animation/mouvement. Le fait, par exemple, de superposer et de dégager les couleurs n’est pas sans évoquer les pochoirs, les techniques d’impression qui en dérivent (la sérigraphie) ou bien, plus lié peut-être à la neuvième chose et son histoire, celle de la colorisation de planches par la découpe et le positionnement de trames colorées (les « zipatone » par exemple). Le travail d’Auclin a finalement peu à voir avec la silhouette, ce travail sur l’ombre. Il n’est pas non plus comme celui du dernier Matisse qui découpait la couleur (des feuilles de papier peintes par ses soins ou ceux d’une assistante) puisqu’il utilise des feuilles colorées standard – des pochettes Canson semble-t-il – non imprimées, et dont on devine parfois la texture.

Ici, il n’est pas non plus dans l’idée d’animation dans le sens où chaque case n’est pas la répétition d’une seule via des possibilités informatiques ou photographiques, et dont on aurait varié un détail. Ce n’est pas un Papivole[1] imprimé. On découpe comme on dessine et comme on peint, la plume est la découpe de la feuille, le tube est la couleur de celle-ci.

 

Notons aussi qu’il n’y a pas d’utilisation d’effets produits par la déchirure des papiers.[2] Leur qualité est simple (pas de papiers japonais ou autres plus sophistiqués par exemple), leurs aplats produisent l’idée de clarté, une ligne de découpe claire que ne se cache pas, mise au contraire en valeur par la reproduction dans l’album. La superposition visible donne aussi un ordre, du décor au personnage, renforçant l’idée de théâtre de l’absurde, de texte en saynètes, un sens de lecture et une importance de l’humain.

Incidents serait une vision au scalpel de la sophistication simple du dérisoire, une surnage algueuse insubmersible se jouant d’une onde fictionnelle, historique et autres prétentions oublieuses rattrapées par le ridicule ou le malheur en voulant toujours s’abstraire à jamais de l’aléa et de son corollaire incidentel.

Notes

  1. Dessins animé en papier découpé diffusé au début des années 80. Générique ici, qui ravira certains trentenaires et quadras.
  2. Avec pour conséquence son jeu de teinte plus claire, d’arête. L’idée aussi de hasards plus ou moins contrôlés qu’il suggérerait, de profondeur ou double face de la feuille, etc.
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Chroniqué par en avril 2012