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J’ai le cerveau sens dessus dessous

de

David Heatley vous invite dans sa tête : pour vous faire parcourir les méandres de son « cerveau sens dessus dessous », il commence même par vous en proposer une carte. Quatre zones y sont distinguées, qui correspondent aux quatre premiers chapitres de ce «mémoire graphique»[1] : sexe, race, maman, papa, avant qu’enfin les quatre zones rassemblées dans une seule masse rose donnent, sous le nom de « famille », son titre au cinquième et dernier chapitre. Chaque chapitre comprend une série de rêves illustrés, en une ou deux planches, et une séquences plus ou moins longue qui retrace l’histoire des relations que l’auteur entretient avec le thème du chapitre : son histoire sexuelle, l’histoire de la manière dont il a vécu la différence des races dans son enfance et son adolescence, puis l’histoire fragmentaire de ses rapports avec sa mère et son père, ramassée en épisodes disparates, et enfin l’histoire de sa famille recomposée comme un collage de vies disjointes.

C’est donc bien à un mémoire qu’on a affaire : une somme, un dossier d’instruction, auquel ont été versées les pièces que l’auteur-juge a estimées propres et nécessaires à la manifestation de la vérité. Rêves et histoires sont au fond des reconstitutions, des tentatives pour accéder, par les biais les plus divers, à une réalité dont il s’agit de décrire les éléments aussi honnêtement que possible. C’est d’ailleurs cette quête de la vérité, ou de la véracité, qui sauve le livre. Servies par un dessin volontairement sommaire, parfois vivement coloré (surtout les rêves), parfois franchement gribouillé, J’ai le cerveau sens dessus dessous se tient soigneusement à l’écart de tout ce qui pourrait « faire joli » pour se concentrer sur une sorte d’impossible confession, d’une terrible impudeur, mais aussi d’un désarmant entêtement. On finit même par se demander quelle urgence pousse l’auteur à se recenser et à s’expliquer si minutieusement. On ne parvient pas à répondre. L’urgence, en tout cas, n’est pas partagée. Il m’a fallu huit jours, et une douzaine d’essais poussifs, pour traverser ce livre parfois étourdissant, et ses planches découpées en un gaufrier décourageant. Depuis les premières confessions de Joe Matt, personne n’avait produit avec cette maniaquerie et cette totale absence de pitié pour les yeux du lecteur une telle auto-dissection étalée en dizaines de minuscules cases blanches sur fond noir.

On referme le livre avec un certain soulagement, un peu d’écoeurement aussi devant cette mise à nu qui, finalement, ne mène nulle part. On a même le sentiment d’avoir dépensé, à se frotter d’aussi près à l’existence la plus intime de ce jeune homme qu’on ne connaît pas, un temps disproportionné. Pourtant, il y a quelque chose dans ces pièces à conviction. Pas les rêves eux-mêmes, génériques à force de symbolisme, qu’on traverse sans s’y arrêter, et qui ne disent rien dont on se souvienne encore trois pages plus loin. Mais les histoires, en revanche, ont une force propre qui ne frappe qu’a posteriori. Elles sont animées par la tentative désespérée, vitale, pour parvenir à un récit honnête, et cette honnêteté dépasse parfois l’autopsie malsaine et répétitive (dans laquelle tombe souvent l’histoire sexuelle) ou la fragmentation brouillonne (que n’évitent pas les deux séquences historiques consacrées au père et à la mère) pour atteindre une forme de témoignage touchant. C’est tout particulièrement le cas de « l’histoire raciale » et de « l’histoire familiale », qui chacune à leur manière parviennent à imposer un rythme, et une musique propre.

«Musique» est le terme le plus adapté à la séquence «histoire raciale». D’un côté, Heatley raconte par le menu ses rapports avec chaque noir (mais aussi chaque latino, chaque asiatique, etc.) qu’il a connu, détaillant chaque épisode dans son invraisemblable gaufrier géant, et disséquant jusqu’à la dernière miette ses propres impressions, aspirations et sentiments, même et surtout les moins nobles. Les personnages lilliputiens et schématiques finissent par tous se ressembler, et la consistance humaine des épisodes se détache comme une chair blette pour ne plus laisser que le squelette, le schéma technique des relations entre les personnages, saisies par les amitiés, les insultes, les malaises, les rencontres et les malentendus. D’un autre côté, le récit proprement dit est régulièrement interrompu par une vaste case souvent latérale, occupant même toute une planche en une occasion, qui propose une bande-son de la période considérée. De Thriller à De La Soul, du Wu-Tang Clan à A Tribe Called Quest, Heatley raconte ainsi, pour compléter l’histoire de ses relations avec les noirs, l’histoire de ses relations avec la musique noire, et tâche d’expliquer sa propre fascination. Par-delà le quadrillage hystérique de sa confession dessinée, cette alternance d’épisodes saccadés et de commentaires musicaux finit par produire une étrange image de l’époque, reflétée à même l’expérience indistincte d’un enfant puis d’un adolescent des années 80-90. Comme certains des titres qu’il cite, et qu’on n’apprécie qu’à la longue, quand l’honnêteté de la démarche perce à travers les schématismes et les redondances de la composition, le récit de Heatley laisse un souvenir plus profond qu’on ne s’y serait attendu.

La séquence «histoire familiale» est différente. En quelques planches quadrillées, sans gouttière entre les cases, où le gris est relevé par une courte palette du jaune au rouge, Heatley retrace son arbre généalogique, résumant chaque vie à une série d’épisodes dont les mariages et les naissances sont les plus stéréotypés. Ces vies disjointes convergent peu à peu vers la naissance de l’auteur lui-même, et l’histoire familiale se prolonge alors dans sa propre « vie familale » : son mariage, la naissance de sa fille, la mort de son grand-père, la naissance de son fils. Là encore, par-delà le mécanisme heurté du découpage et le schématisme approximatif du dessin, la séquence est touchante : elle met en scène une entreprise de «mise en ordre» de soi-même, une quête de cohérence et de continuité, qui appartient encore à la logique du «mémoire». Dans le vaste entrelacement des causes et des effets, il y a donc aussi la structure familiale, qui est une traversée possible des choses, une voie possible pour rendre intelligible les épisodes disparates et les choix hasardeux d’une vie. A elles seules, ces deux «histoires» sauvent tout le livre, et font de cette enquête étouffante une entreprise qui vaut qu’on s’y intéresse. Heatley est suffisamment fort, ou têtu, ou borné, pour que l’on finisse par négliger les dessins rudimentaires, les découpages en dents de scie et les répétitions impitoyables : on le suit alors dans sa mise en fiche inlassable de sa propre expérience, en se demandant avec lui s’il existe une manière satisfaisante de mettre en ordre tout ça, ou bien si nous sommes tous, définitivement, condamnés au fatras.

Notes

  1. L’édition française traduit bizarrement «a graphic memoir» par «un récit graphique».
Site officiel de David Heatley
Site officiel de Delcourt (Outsider)
Chroniqué par en mai 2010