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Journal d’une Disparition

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Après ses débuts en 1969 avec Manga-Oh, Azuma Hideo avait enchaîné vingt ans d’honnête carrière de manga-ka, pas forcément au premier plan mais loin d’être totalement inconnu, alignant les séries de gag-manga et de science-fiction (récoltant au passage le 10e Prix Nebula de l’Association de SF Japonaise pour Fujôri Nikki), et donnant à l’occasion dans le gentiment érotique.[1] Influence avouée de Anno Hideaki (créateur d’Evangelion), auteur d’une bibliographie riche de plus de 80 livres, on pouvait aisément lui imaginer de continuer tranquillement son bonhomme de chemin. Oui, mais.
En Novembre 1989, Azuma Hideo laissait en plan femme et carrière de manga-ka et partait vivre sans domicile fixe dans les parcs — une première expérience qui durera deux mois. En Avril 1992, il faisait une rechute, qui allait ensuite l’amener à travailler pendant plus d’un an dans une entreprise de travaux publics, en guise de réhabilitation. Enfin, durant les fêtes de Noël 1997, les premières crises de delirium tremens le conduisaient à suivre pendant plus de six mois une cure de désintoxication pour soigner son alcoolisme. Publié en 2005, Shissô Nikki («Chronique d’une disparition») revient sur ces trois expériences, en autant de parties distinctes — «Yoru o aruku», «Machi o aruku» et «Al-chû Byôtô» (respectivement «Marches dans la nuit», «Marches dans la ville» et «Service des Alcooliques»).

De son dessin rond et simple, Azuma Hideo va ainsi retracer son parcours durant ces moments difficiles, sans rien épargner, mais sans pour autant tomber dans le misérabilisme. Au contraire, on y trouvera plutôt une approche presque factuelle, détaillant l’apprentissage de la vie dans la rue, les petites stratégies de survie, chaque petite victoire — les moments de honte passagère aussi. Si les deux premières parties se répondent et se complètent («Yoru o aruku» est l’apprentissage de la rue, alors que «Machi o aruku» raconte plutôt la réintégration dans la société), il faudra néanmoins attendre les deux-tiers du livre pour explorer les raisons qui se cachent derrière ces «disparitions», dans une séquence retraçant alors son parcours de manga-ka, soulignant les difficultés de communication avec ses éditeurs, évoquant la pression constante de produire, et donnant par là même un petit aperçu du fonctionnement de l’industrie vu de l’intérieur.
Si cette séquence est une manière de boucler la boucle, et d’apporter une sorte de conclusion à ces deux épisodes, il n’en est pas de même de la troisième partie. Evoquant sa dépendance à l’alcool et sa lente descente aux enfers (aux accents d’autodestruction), Azuma Hideo conclut ce recueil sur une remontée dont on suppose qu’elle ne sera pas définitive.[2]

Si l’on peut difficilement rester indifférent à cette histoire, se pose néanmoins la question traditionnelle de l’intérêt du journal dans son aspect d’œuvre à part entière, mais également de son rapport aux faits qu’il relate, avec un décalage (temporel mais aussi psychologique) d’autant plus important qu’il est réalisé avec un support (ici, la bande dessinée) dont l’élaboration demande du temps.[3] Azuma Hideo n’en est d’ailleurs pas dupe, puisqu’en ouverture de cet ouvrage, il prend lui-même la pose pour expliquer que tout ce qui suit est raconté de manière positive, et qu’il lui a donc fallu sacrifier un peu de réalisme pour ne pas délivrer une œuvre trop sombre. L’entretien de l’auteur par Tori Miki proposé en guise de postface apporte un second éclairage à cet état de fait :
«- Même durant votre disparition, vous avez su rester objectif ?
– Non, je n’avais pas l’esprit à ça. (rires) Je pensais plutôt que j’allais mourir de froid. (rires) Mais c’était parce que je n’avais pas pu dormir pendant une semaine … Et après être revenu de ma disparition, je pensais en faire une réplique, et j’ai dessiné dans mon carnet “Il faisait froid à en mourir”. Et le lendemain matin, j’ai découvert que ma femme avait rajouté à côté : “… ici, j’étais encore plus misérable”. (éclats de rire)»

Mais malgré une «narration sous contrôle», ce récit brut laisse transparaître sa valeur thérapeutique d’exutoire, comme si le fait de coucher sur le papier cette lente rémission (jusque dans un relevé minutieux des routines quotidiennes) était une manière de la concrétiser, de lui donner une réalité supplémentaire — et de tourner la page en l’éloignant de soi. Cela est notamment sensible dans les passages un rien rébarbatifs de l’ouvrage, lorsque l’auteur s’attache à expliquer par le menu les techniques utilisées pour couper le gaz, ou se plonge dans ses révisions pour un examen de plomberie.
Au-delà de ces petits défauts, Shissô Nikki reste néanmoins un témoignage unique, une mise à nu de l’auteur que l’on peut rapprocher du travail d’un Mattt Konture ou, la grande gueule en moins, d’un Joe Matt. Et d’un coup de maître, Azuma Hideo se retrouve sur le devant de la scène …

Post-Scriptum : Notons que la publication de cette œuvre à part n’est pas passée inaperçue, et a été saluée au Japon par pas moins de quatre prix majeurs : le Dai-34-kaime Nihon Mangaka Kyôkai Shô Taishô (34e Grand Prix de l’Association Japonaise des Manga-ka), le Dai-9-kai Bunkachô Media Geijutsusai Manga-bumon Taishô (9e Grand Prix du Festival des Arts de l’Agence des Affaires Culturelles et des Médias, catégorie Manga), le Dai-10-kai Tezuka Osamu Bunkashô Manga Taishô (10e Prix de la Culture Tezuka Osamu, Grand Prix Manga), et le Dai-37-kai Nihon SF-Daikai Seiunshô Nonfiction-bumon (37e Prix Nebula de la SF Japonaise, catégorie Non-fiction). Pas de doute, en Japonais, c’est toujours très long.

Notes

  1. Il est d’ailleurs à l’origine du Lolicon Boom des années 80, avec des séries comme Shôjo Alice ou Junbungaku Series, marquant la première fois qu’un auteur issu des revues majeures se tournait vers l’érotisme.
  2. Pour être fixé, on se tournera sans doute vers la suite de cet ouvrage, Utsu Utsu Hideo Nikki, qui reprend la même couverture d’un bel orangé et la même approche de chronique minutieuse.
  3. Il est à noter que la publication (et donc, sans doute, l’élaboration) de cette œuvre a connu trois phases : publication d’une partie de «Yoru o aruku» en 1992 chez Ohta Shuppan ; sérialisation de «Machi o aruku» en 2002 dans les revues O-Takara Wideshow et Core Magazine ; et enfin le présent volume publié en 2005, complété par «Al-chû Byôtô» et quelques pages inédites pour la première partie.
Site officiel de Azuma Hideo
Site officiel de Kana
Chroniqué par en décembre 2006