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La Méthode Bernadette

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En 1845, dans le second chapitre de son Essai de Physiognomonie, Rodolphe Töpffer, se livrant à une des premières analyses de la « littérature en estampes » qu’il venait d’inventer, soulignait l’interêt de cette nouvelle façon de construire des récits en images du point de vue de l’éducation morale : « [la littérature en estampe] agit principalement sur les enfants et sur le peuple, c’est-à-dire sur les deux classes de personnes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser »[1] . Cette conviction est à l’origine de la Méthode Bernadette. Les soeurs Bernadette partagent en effet avec l’honorable Genevoix un double credo : d’une part, le dessin permet de raconter des histoires (il est foncièrement capable de narration, parce qu’il peut s’articuler en séquences) ; d’autre part, ces histoires permettent à leur tour d’atteindre directement le siège des passions et des élans moraux chez les individus les moins instruits, peu susceptibles d’être touchés par de profondes réflexions ou de savantes lectures. Art lisible, art frappant, art simple : la littérature dessinée est faite pour la propagande morale ; mieux encore, c’est un remède à la corruption moderne. Töpffer en 1845 compte sur la « littérature en estampes » pour combattre l’influence pernicieuse du roman moderne : les Balzac, les Sand, les Sue qu’il vilipende introduisent dans le roman la peinture des instincts les plus bas, des tréfonds les plus abjects de l’humanité. Ces affects mauvais existent, mais les représenter publiquement, c’est les banaliser, les propager, habituer les hommes au mal par la fréquentation constante de la peinture aimable que le miel de la littérature habille.

De même, lorsque le chanoine Emile Bogard décide en 1934 de mettre au point un catéchisme par l’image, c’est pour lutter contre la déchristianisation du monde moderne. Le récit dessiné, là encore, est propagande et combat. Là s’arrête toutefois la ressemblance. Töpffer concevait la moralisation de sa littérature dessinée comme un usage fin de la caricature : la littérature en estampe n’était pas censée prêcher le bon exemple, mais grossir et ridiculiser les outrances et les boursouflures du mauvais. Il fallait à cela un art de la charge lié à une très grande lisibilité dans l’instant (ce qui fonde l’insistance constante de Töpffer sur la spontanéité, voire l’imperfection du trait). Au contraire, la méthode que la chanoine Bogard va mettre en oeuvre avec les soeurs Bernadette de la congrégation de Thaon-les-Vosges est conçue comme un enseignement par l’image, et passe par la rigueur et la netteté des images, faites de silhouettes contrastées, dans un noir et blanc très dur, d’ombres presque chinoises.

C’est que l’image sert ici à renouer avec la mission fondamentale du catholicisme : enseigner, propager l’évangile. Comme les écoles médiévales contre la ténèbre des royaumes barbares, comme la mission Jésuite contre l’agrandissement démesuré des frontières du monde, la méthode Bernadette reprend le flambeau de l’éternelle catéchèse. Or le catholicisme menacé, que défendent les Bernadette, a ceci de passionnant qu’il est une religion à la fois hautement théorique, et très abstraite lorsqu’on en vient aux fondements philosophiques du credo, mais dans le même temps puissamment imagée, portée d’abord dans des récits, dans des histoires, pleines de bruit et de fureur. Croire et défendre sa foi, c’est pour un catholique tenir ensemble l’intransigeance sur les vérités du dogme et la transmission des histoires et des mythes par lesquels ces vérités sont révélées aux hommes.

Les tableaux que les Bernadette vont produire durant plus de trois décennies seront donc des clichés admirablement travaillés pour véhiculer la riche complexité de l’image révélée en laissant subsister son énigme même. L’évidence de l’image, absolument lisible, non équivoque, est constamment mise en tension avec l’enveloppement des symboles, l’imbrication des sens cachés. Les collections d’images de la méthode Bernadette (séries de planches à exposer en catéchèse, puis timbres, albums à vignettes, etc.) réclament le commentaire : elles ne se conçoivent qu’accompagnées de l’explication bienveillante de celui qui en maîtrise déjà la signification, et qui peut alors s’appuyer sur l’évidence perçue pour en déployer le mystère. Ainsi dans la lisibilité simplissime des images repose toujours la puissance d’un enseignement plus complexe, d’une énigme à dénouer. La lumière vient dans l’évidence du dessin, mais cette lumière elle-même éblouit, et renferme encore des secrets que le secours de la parole doit venir déceler. Pour l’oeil moderne, c’est frappant : dès que l’on n’a plus affaire à une image simplement descriptive (vue d’ensemble de Jérusalem, Christ en croix, damnés brûlant en enfer), le dessin semble toujours manquer d’une légende ou d’un commentaire. Il n’est que le support d’une histoire qui a commencé bien avant lui et qui se contente, ponctuellement, de s’incarner en lui, dans son noir et blanc si brutal et si frappant.

La Méthode Bernadette est vite adoptée dans les Vosges, puis en France, puis, après la guerre, dans l’empire colonial tout entier, où selon la jolie formule de Laurent Bruel, « les pères blancs réclament leur part de silhouettes noires » (p. 120). il faut dire qu’en effet La Méthode Bernadette, c’est-à-dire le livre lui-même, n’est pas une simple édition des images produites pendant trente ans par la congrégation de Thaon-les-Vosges. Ces images, retrouvées dans les archives de la congrégation et confiées au Musée Nicéphore Niépce de Châlon-sur-Saône, sont ici sélectionnées et remontées, servant de support pour des commentaires nouveaux : ceux de Laurent Bruel, véritable éditeur de l’ouvrage, qui a choisi d’utiliser les images pour raconter l’histoire de la méthode, de son invention, de sa diffusion, de son procédé technique, et finalement de son effacement après Vatican II. La Méthode Bernadette est ainsi un étrange objet, qui emprunte à l’imagerie des soeurs pour raconter leur histoire, subvertissant ainsi profondément l’intention d’origine des images, les arrachant à leur série pour les recomposer dans un récit nouveau, qui ne doit plus enseigner le catéchisme mais contribuer à la mémoire collective de cette manière de l’enseigner. Le pari était risqué, mais le résultat est remarquable. La postface de Sonia Floriant, spécialiste de sciences du langage et commissaire de l’exposition sur la Méthode au musée Niépce, éclaire les enjeux didactiques et sémantiques de ce pan méconnu de l’histoire morale de la bande dessinée. A l’heure où l’on réédite les grands classiques de la littérature en estampes, muette et en noir et blanc[2] , la Méthode Bernadette mérite son petit coin d’étagère.

Notes

  1. R. Töpffer, Essai de physiognomonie, chap. 2, in L’Invention de la bande dessinée, Th. Groensteen et B. Peeters (éds.), Paris, Hermann, 1994, p. 188.
  2. Voir par exemple les récits de Frans Masereel, Lynd Ward, Giacomo Patri et Laurence Hyde réédités en 2008 par les Editions l’échappée sous le titre Gravures Rebelles. 4 romans graphiques (adaptation de l’édition américaine, Graphic WitnessFirefly Books, 2007) ; ou plus récemment encore la traduction aux Editions de la Martinière de l’anthologie de David A. Beronä, Le roman graphique, des origines aux années 1950 (l’original, Wordless Books. The Original Graphic Novels, a été publié en 2008 par Abrams à New York).
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Chroniqué par en juillet 2009

→ Aussi chroniqué par Philéas Nipal en décembre 2008 lire sa chronique