La Marionnette

de

Notes de (re)lecture

La case que je n’ai pas lue

En haut de la planche 18 de cette bande dessinée (page 20 dans l’édition que j’ai lue), il y a une case que je n’ai pas lue…
Voici d’abord dans quelle séquence s’inscrit cette case : Le héros, Jérôme, détective privé, a été prévenu par téléphone en pleine nuit du suicide en préparation de sa cliente (elle a ouvert le gaz puis l’a appelé pour lui annoncer). Il s’habille en urgence, et se précipite chez elle. Arrivé sur son palier, il se heurte à une porte close, avise une trappe d’accès au toit (nous sommes au dernier étage) et  grimpe sur le toit. Passant par la corniche, il va rentrer chez elle par la  fenêtre.
La dernière case de la planche 17 montre la fenêtre qui se brise après que le héros a lancé un pot de fleur au travers.
La deuxième case de la planche 18, dans le premier strip, est une vue depuis l’intérieur de l’appartement ; elle montre le héros pénétrant dans l’appartement par la fenêtre. Ensuite, il éteint le gaz, sauve la jeune fille etc.
En lisant cette séquence, je crois ne pas avoir lu la première case de cette planche 18. Elle présente une vue en plan large de la façade de l’immeuble (vu de l’extérieur), avec, tout petit sur la corniche, le héros, en train de pénétrer dans la pièce.

D’où me vient la certitude de ne pas l’avoir lue ?

Je ne crois pas l’avoir lue car une fois arrivé au milieu de la page, j’ai ressenti un vague remord qui pourrait avoir donné lieu à la réflexion suivante : «tout à l’heure, j’ai sauté cette case, là-haut. Ce n’est pas très respectueux pour l’auteur, et puis, j’ai peut-être raté une information importante ?… Je ferais mieux de remonter voir…». Et de fait, je suis remonté voir cette case.
Si j’ai pu me tenir ce discours in petto, il faut convenir que j’ai donc eu conscience de cette case : je l’ai donc vue. Ce coup d’œil ne m’a toutefois apporté aucune information et mon regard a glissé dessus jusqu’à la case suivante : je ne l’ai donc pas lue.

Une case inutile pour l’intrigue

Dans Faire de la bande dessinée, Scott McCloud formule ainsi le principe de construction d’une séquence et de choix des moments à montrer dans une case : «Les moments de votre histoire doivent être abordés comme un puzzle point à point. Retirez un point et vous changez la forme de l’histoire ; si ce n’est pas le cas, peut être ce point précis ne s’imposait-il pas au départ ?»
Il semble bien qu’ici, la première case de la planche 18 ne s’imposait pas au départ…
A ce stade de la séquence, je connais déjà l’intention du héros, et son mode opératoire (la planche 17 m’a renseigné sans équivoque à ce sujet : il grimpe sur le toit, descend sur la corniche, brise une vitre…) Mes dernières interrogations concernent donc la réussite de son entreprise : réussit-il à pénétrer dans l’appartement ? arrive-t-il à temps pour sauver la vie de sa cliente ?
Cette première case du haut de la page n’apporte rien par rapport à ces interrogations, ni pour les rendre plus pressantes en faisant durer leur résolution (faire durer le suspense), ni pour introduire de nouvelles questions (ajouter des péripéties).
Or, en tournant la page, j’ai une vision d’ensemble de la double planche et vois déjà que la suite des événements se passe à l’intérieur d’un appartement. Je n’ai donc plus aucun doute sur la réussite de la première partie du programme (rentrer dans l’appartement). En revanche je veux savoir ce qu’on va y trouver, dans cet appartement. Je n’ai donc aucune raison de m’attarder sur cette corniche avec le héros.

Une case sans durée

J’aurais aussi pu m’intéresser à cette case si j’y avais vu une durée. Une telle durée aurait pu être introduite en apportant un renseignement sur la façon dont le héros vivait cette péripétie (une bulle dans laquelle il nous dit qu’il a peur ou qu’il se sent ridicule…) ou en réactivant le suspense (un zoom sur son pied qui va glisser, ou sur la proximité du rebord de la corniche, pour accentuer le danger…).
Mais la durée est peut-être ailleurs : comme on me l’a suggéré, cette planche 18 est peut-être la première d’un épisode de prépublication (dans Spirou) : la première case, non essentielle à l’histoire serait alors nécessaire pour rappeler au lecteur que la semaine passée, il avait laissé son héros en équilibre sur la corniche d’un immeuble…

Un autre montage est possible…

Cette séquence est par ailleurs traitée de façon très académique, sur le plan du découpage comme du cadrage… Elle est très lisible et donne l’impression que l’auteur a certainement voulu provoquer : Le lecteur comprend que le héros se livre à une acrobatie dangereuse, mais qu’il y met de la prudence, en maîtrisant les risques qu’il prend.
Je ne peux pas m’empêcher de la trouver un peu triste et fade : il est acquis que nous sommes dans une histoire classique : le héros, malgré toute sa modestie (l’auteur s’attache à nous montrer page après page que ce personnage de détective se différencie des autres par sa normalité, sa naïveté et sa maladresse) va nécessairement réussir à sauver la jeune fille (l’intérêt de l’histoire est ailleurs). Alors à quoi bon s’attacher à  provoquer un faux suspense ?
C’est peut-être aussi cette considération qui m’a fait accélérer la lecture de cette séquence quand j’ai compris qu’il n’y aurait pas de surprise (et c’est aussi ce qui conduit à lire certaines bandes dessinées très rapidement !).
En s’émancipant de ce suspense artificiel, l’auteur aurait pu s’ouvrir d’autres pistes pour capter l’attention du lecteur et provoquer un intérêt plus vif pour son histoire : La séquence aurait pu par exemple faire alterner des images de l’action du héros avec des images de sa compagne endormie dans le lit qu’il a déserté, ou faire apparaître un passant ou un voisin qui l’observe jouer les monte-en-l’air sur la corniche…

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Chroniqué par en juin 2013