Ligne 135

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Comme la ligne de vie au creux des mains, il y aurait une ligne 135 sise dans les grandes villes de ce monde. De bus, de tram ou de train, cette dernière offrirait moins une destinée ou un parcours déterminant par sa longueur, qu’un voyage généalogique et prospectif où l’espace confond la nature des temps entre un départ et une arrivée.

Une fillette quitte sa mère pour aller voir sa grand-mère. Pas de chaperon, pas de loup, mais deux gares et un train à prendre d’où le monde défilera à la vitesse d’une pensée qui lui donne sens ; où commencement et destination ne font pas le destin d’une enfant. Le paysage se donne à lire, le monorail devient le monologue de la jeune lectrice, une parole dans une machine-langage décodant et protégeant, aux couleurs et à la vélocité d’une intelligence enfantine.

«Ma mère et ma grand-mère disent», car oui, comme elles, il s’agit de parler et de répondre à ce qui nous contient au-delà de cette ligne qui ne sépare pas mais relie, suspendue au-delà de l’horizon ou du paysage. Comme la pensée voyageant sur un train de mots, celle de la fillette survole le paysage et le contamine de ses rêves et de son identité bourgeonnante. Elle est en enfance où l’imaginaire se distingue à peine du réel, faculté onirique accentuée par le pouvoir hypnotique des rythmes moteurs (motiviques) d’un transport ultramoderne.
«Nous roulons protégés au milieu de la Terre» ne sera pas pour autant son discours. Elle veut la visiter entièrement, la contenir.  Être l’alma mater source des possibles. Faire de sa vie le départ et la destination par l’illusoire démiurgie de sa jeunesse, où le voyage la fait exister comme un verbe, l’accordant à tout les temps.[1]

Nombre parmi d’autres, 135 a ici une éloquence symbolique. Son premier chiffre dirait l’unité du moi, le deuxième l’enfant et ses géniteurs, et le troisième cette famille étendue à une ascendance, là du côté de la mère. La ligne est directe, mère, fille et grand-mère. Une trinité qui s’étend respectivement au train de trois wagons où l’enfant est dans le deuxième, proche de la porte du premier par où elle rentre et sortira.[2] La fillette est à l’image du monorail, un lien entre deux stations devenant moins géographiques que temporelles. Ici point de conflit générationnel comme dans le petit chaperon rouge.[3] Quant au loup, il n’est plus dans la forêt mais devient une peur d’une autre nature, allant de celle qu’inspire une modernité citadine dévoreuse de terres arables (terre fécondes) et productrice de déchets (décharges stériles), à une méconnaissance de soi et de ses rêves.[4]

Enfin, cette ligne est aussi celle du dessin, dans le trait égal du rotring,[5] constant comme l’horizon, qu’il décrive le monde où l’imaginaire. Une précision et clarté comme un langage qui se découvre, s’apprend et forme, élabore et construit. La couleur est circonscrite à l’élément moteur, le train qui fait sens, prend la direction, colore le langage de la fillette, et par conséquent celui du texte. Une diffusion sous-jacente et qui encadre, que les auteurs ont matérialisée sur la tranche du papier par le même jaune fluo que celui du train. Une subtile mise en abîme confirmant un ouvrage d’une grande profondeur, exprimant le croisement des temps[6], du vécu et de ce qui est à vivre, mais aussi des lectures et des discours.

Notes

  1. Les figures babéliennes en fin de récit ou ensuite ces édifices bancals comme des «châteaux en Espagne» pourrait-on dire, vont dans ce sens, cette idée d’un rapport au langage.
  2. Adulte, on peut supposer qu’elle aurait été au milieu de ce convoi et qu’elle aurait embarqué par la porte du deuxième wagon, celui symbolisant alors l’adultat, le milieu de vie. Notons que le train c’est aussi ce qu’on traîne. La fillette entraîne sa mère qui l’élève, la grand-mère entraîne sa fille et sa petite fille puisqu’elle a ouvert cette lignée.
  3. Qui, dans le conte originel, va jusqu’à manger sa grand-mère.
  4. Notons que ces thématiques se rapprochent du testamentaire Zloty de Tomi Ungerer, qui est lui aussi une relecture du petit chaperon rouge à l’aune des peurs contemporaines environnementales. Zloty arbore aussi des couleurs proches du monorail : un rouge, un jaune et un vert (son scooter). Zullo et Albertine apportent par contre une dimension sociologique inexistante chez Ungerer, celle d’une grand-mère qui vit à la campagne et n’a pas besoin d’une galette et d’un petit pot de beurre, mais juste celui du plaisir de voir sa petite fille, que sa mère ne peut accompagner pour cause, suppose-t-on, de suractivité professionnelle citadine.
  5. Dont la taille de la pointe ou plume tubulaire est désignée par un numéro. Mais celle de 1,35  n’existe pas à ma connaissance.
  6. Celui psychologique, celui qui défile, celui de l’époque, celui du vieillissement, etc.
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Chroniqué par en décembre 2012