Little Yu

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Xiao Yu est une enfant de neuf ans dont les parents sont spécialistes en Chine ancienne. Leur travail consiste à restaurer ce qui peut encore l’être. Son père intervient dans le domaine de l’architecture, sa mère dans celui de la peinture. C’est donc autant pour raisons professionnelles que personnelles qu’ils sont venus s’installer dans cette petite ville provinciale de Linzhi, perdue dans la montagne.

Little Yu de Xia Da est un manhua[1] en trois tomes qui a été prépublié entre 2008 et 2010 tout d’abord en Chine, dans le mensuel Cute 100[2] puis en quasi-simultané au Japon à partir de mars 2009 dans le magazine Ultra Jump de Shueisha. C’était la première fois qu’une auteure chinoise réussissait à être éditée au Japon dans un magazine grand public. Il est amusant de constater la différence de lectorats visés par les deux supports : le mensuel Ultra Jump est plutôt sur un créneau young seinen (c’est-à-dire pour adolescents/jeunes adultes) alors que Cute 100 s’adressait à un public féminin assez jeune. Le contraste est en fait plus troublant encore en comparant le contenu des magazines, vu qu’Ultra Jump propose généralement des œuvres fantastiques ou de science-fiction plutôt esthétisantes avec un contenu usant régulièrement d’érotisme soft et/ou de violence exacerbée.

Xia Da est une jeune artiste originaire du Hunan, installée depuis quelques années à Hangzhou, dans la province de Zhejiang, après avoir passé quelques temps à Pékin. Née en avril 1981, elle débute sa carrière alors qu’elle est encore au lycée. À l’âge de 22 ans, elle publie son premier recueil de nouvelles, mais ne se consacre professionnellement à ses activités d’auteure qu’après avoir terminé ses études universitaires. Elle rejoint en 2007 l’atelier de Yao Fei-La, un des principaux auteurs chinois de bande dessinée. La consécration arrive en 2008 lorsqu’elle est récompensée du « prix de la meilleure bande dessinée pour fille » à la cinquième édition des Golden Dragon Awards[3] pour l’épisode « Les ombres », le troisième chapitre du tome 1 de Little Yu. Cet événement-clé lui ouvre les portes du marché japonais. Actuellement, la dessinatrice travaille sur sa plus longue série : La Princesse vagabonde dont le neuvième tome vient de sortir en octobre 2015 en Chine.

Pour en revenir à la série Little Yu, il s’agit d’une sorte de recueil de treize chapitres assez indépendants et auto-conclusifs, centrés sur l’éveil d’une enfant au monde qui l’entoure. Le récit est ancré à la fois dans le présent et dans le folklore fantastique chinois. On retrouve ainsi un certain nombre de problématiques liées à l’écologie ou au matérialisme de la société chinoise actuelle. La perte du passé, notamment par la destruction des anciennes bâtisses, par la disparition des traditions orales ou artisanales, mais aussi les méfaits sur la nature du développement économique, sont des thèmes qui reviennent régulièrement. Ils sont abordés par le biais des superstitions, du monde des esprits et des dieux locaux (qui sont très nombreux dans le syncrétisme chinois), ce qui donne une dimension culturelle taoïste et confucianiste qui fait tout le charme et, à l’époque des premiers chapitres, l’originalité de la série. C’est ainsi que l’on retrouve toute une galerie de personnages fantastiques traditionnels comme les renards, les belettes, les esprits, les fantômes et même des dieux comme ceux de la Fête des récoltes.

Le propos principal de Xia Da porte sur l’apprentissage du monde dans lequel on vit mais aussi de celui de la nature et de ce qui se cache derrière les apparences, c’est-à-dire le monde des esprits. Pour cela, Xiao Yu doit avoir une meilleure compréhension de la mort. En effet, Little Yu est avant tout un récit initiatique : la jeune fille a hérité de capacités extraordinaires qui sont en voie de disparition dans notre monde moderne. Après les avoir découvertes, elle apprend petit à petit à les utiliser à bon escient avec l’aide d’une sorte de mentor. Être capable de faire le lien entre les mondes lui permet d’avoir une meilleure compréhension du cycle de la vie : il y a un début, il y a donc une fin (la réincarnation ne semble pas exister pour l’auteure). La fin, pour ce qui vit, c’est la mort. Elle est normale, inéluctable mais cela ne signifie pas que l’on puisse la provoquer par nos agissements irréfléchis ou égoïstes. Tout un chacun doit être conscient de ses responsabilités envers notre environnement, aussi bien naturel que social. Il faut comprendre le monde dans lequel on vit, et cela passe notamment par la disparition, un jour, de ce qui nous est cher. Il faut savoir l’accepter…

La forme sait être en adéquation avec le fond. Le dessin de Xia Da réussit à allier la bande dessinée moderne avec un certain nombre d’influences graphiques traditionnelles. C’est particulièrement prégnant sur les mises en scène de paysage en demi, simple ou même double page. Les volumes, et les matières, sont représentés par des hachures et non par des trames. Cette stylisation sinisante des paysages et du monde des esprits s’accompagne d’une recherche de réalisme pour les réalisations humaines, les bâtiments ou les objets. À l’inverse, la narration est digne du manga, avec peu de cases, cases qui sont souvent éclatées. Les personnages sont aussi dessinés « à la japonaise » mais avec un trait fin, délicat, qui fait beaucoup penser à celui utilisé dans le josei, les mangas à destination des jeunes femmes adultes. Ce graphisme est assez éloigné des modes actuelles du manhua qui, depuis quelques années, emprunte beaucoup aux codes issus de l’animation et aux illustrations informatiques[4]. Il en ressort donc une œuvre visuellement charmante qui met en valeur un propos assez profond, universel tout en restant très chinois, sur la société actuelle.

Notes

  1. Le terme « manhua » désigne la bande dessinée chinoise. Il s’agit tout simplement d’une prononciation différente des caractères qui ont donné « manga » pour la bande dessinée japonaise.
  2. Il s’agit d’un équivalent des magazines shôjo japonais, c’est-à-dire pour filles, édité par le principal éditeur de bandes dessinés chinoises ComicFans. Le magazine a cessé de paraître en 2009.
  3. Il s’agit de la principale cérémonie de remises de prix concernant l’animation et la bande dessinée en langue chinoise organisée depuis 2004 par l’éditeur ComicFans avec le concours de différentes institutions chinoises.
  4. Cette évolution graphique est manifeste pour qui a la possibilité de feuilleter sur une dizaine d’années la revue Comic 100 de l’éditeur ComicFans. Elle l’est encore plus en regardant les revues actuelles proposées par d’autres éditeurs chinois.
Hervé Brient
Chroniqué par en mars 2016