
La Longue-vue
Un gars du port plutôt que de la marine, circule en oisif dans cette urbanité façonnée par le labeur accointé à la mer. Voyant une ancre pour enseigne, il entre dans ce havre dédié au commerce des vieux objets, de ceux ayant la patine d’un usage particulier, d’un façonnage exotique ou devenu tel, à d’autres dont le commun apparent cache ce qu’ils ont d’unique aux yeux trop normés dans leurs désirs et leurs rêves.
Après un peu de joie inquiétante dans cet écart portuaire où loge l’étrangeté, il porte son regard et ses mains sur une longue-vue posée là sans évidence. C’est avec enthousiasme qu’il saisit l’objet, nous donnant ainsi le sub-indice de ses rêves et de sa présence en cette ville, puisqu’un port est aussi un point de départ vers l’au-delà géographique (réel ou rêvé). Sous le coup de la pulsion d’achat (émotion), payant en espèce, il ne saisit pas tout de suite le pouvoir de l’objet, confondant avec la vélocité du vendeur le petit hiatus perceptif qui le questionne en cet espace restreint.
Suivant en cela la définition galiléenne du mouvement,[1] c’est la relativité du décor (et aussi la perception d’une plus longue distance) qui lui permettra de comprendre et d’apprécier la qualité exceptionnelle de sa longue-vue. Malicieusement paradoxal, Blexbolex fait, pour cette première, atterrir son personnage dans un décor en mouvement (au milieu d’une autoroute urbaine) qui le fige de surprise et de peur.
L’émoi passé, il retrouve sa vélocité de corps et d’esprit et comprend que cette longue-vue, à la manière de nouvelles bottes de sept lieux, lui permet de franchir les distances entre lui et ce qu’il vise, validant l’action par un regard à travers elle.
Ne la maîtrisant pas totalement, il est, au début, plutôt voyeur que regard attentif et se retrouve sans le vouloir vraiment auprès de là où — et à qui — il a jeté un œil. Tout cela l’oblige à prendre le large, un peu violenté dans ces immédiates espérances et comprenant que la longue-vue réduit certes les distances entre le corps, mais pas celles (en parsecs) entre les têtes.
Et c’est ainsi qu’il va de bateau en île, d’île en ballon, de ballon en baleine blanche, de baleine blanche en igloo. Franchissant les distances et les imaginaires,[2] allant jusqu’au pôle pour s’y retrouver glacé. Semblant au bord du monde véloce, il y dégèlera grâce à l’aide d’un chasseur Inuit réduisant à rien cette distance infranchissable à la longue-vue par une main tendue et la chaleur d’un feu. L’igloo est ici comme un demi globe terrestre, dont les méridiens et parallèles sont signifiés par les jointures des blocs de glaces le composant. Notre jeune homme du port se trouve ainsi logé, stationné sur un pôle de la terre pour sembler s’y réchauffer, en elle, à l’intérieur, en son centre, point mettant tout départ à équidistance.
Equilibré, habillé d’un nouvel espoir, il repart et se projette sur un bateau en pleine mer. Mais sur l’océan, sans point solide où porter la vue, il est condamné à suivre le mouvement et se retrouve de corvée de patate à réapprendre la contrainte aveuglante. Puis, enfin, l’urbain apparaît à l’horizon.
Rassurant les savants, Blexbolex montre que ce gars de retour au port ne va pas plus vite que la lumière même si c’est uniquement celle-ci qui passe en sa longue-vue. L’homme vole avec la vue pour moteur qu’une maîtrise du grossissement, de l’effet de zoom, permet d’accélérer ou ralentir. C’est au comble de cette maîtrise et retourné au point de départ, que la longue-vue est échangée pour un trophée au regard vivant mettant dans un symbole ce qui l’a fait voyager (la vue) et l’a immobilisé (la mer).
Voir loin c’est avoir le bras long et avancer plus vite. Trop vite à en confondre les distances et leurs rôles pourrait être la conclusion de Blexbolex. Mais en faire l’unique dénouement ce serait là aussi aller trop vite, car ce petit livre[3] a la rareté de ne pas s’épuiser au fil des relectures. En 46 planches muettes, Blexbolex signe un récit astucieux, exploitant à merveille les conséquences symboliques et narratives de sa belle idée de départ[4] en lui donnant habilement tout son potentiel allégorique.
Notes
- «Le mouvement est mouvement et opère comme mouvement, en tant qu’il est en relation avec des choses qui en sont privées.»
- Clins d’œil à R.L. Stevenson, Arthur Conan Doyle, Jules Verne, Herman Melville, etc.
- Ce livre inaugure la collection «Petite poche BD» avec cinq autres titres de 48 pages : Billy Micmac de Mathis et Laurent Bazart, Je hais les vacances de Mathis, Non-non et Grand Ours Blond de Claire Franek, Oncle Hector de Delphine Perret et Magie ! Magie ! d’Alfred et Régis Lejonc.
Cette collection est la déclinaison en bande dessinée de la collection «Petite Poche», créée il y a quelques années et regroupant avec la même exigence des romans pour la jeunesse. - Montrant tout les capacités elliptiques de la bande dessinée par exemple.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!