Luchadoras

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Alma est serveuse dans un bar à Ciudad Juárez, une de ces zones grises à la frontière nord du Mexique où les grandes multinationales occidentales installent leurs maquiladoras, des usines qui permettent d’exploiter une main d’œuvre à bon marché dans des conditions dignes du XIXème siècle, à deux pas des États-Unis. On est bien loin de Mexico, la police fédérale surveille de loin les flics locaux, qui eux-même traquent mollement la pègre de la ville, à moins qu’ils n’entrent franchement en collusion avec elle.
Ici, point de séduction exotique, la seule attraction de la région est un canyon, «idéal pour se suicider» selon Alma, et la spécialité locale ne figure pas dans les guides touristiques : depuis 15 ans, plus de mille femmes ont disparu mystérieusement à Ciudad Juárez ; quatre cents ont réapparu sous forme de cadavres, victimes de violence conjugale ou de tueurs mystérieux.

On se demande donc bien ce qui a pu attirer ici Jean, touriste individualiste en vadrouille. Ce qui le retiendra par contre, c’est Alma dont il s’éprend, et le catch qui les fascine tous deux. C’est à l’issue d’un match que tout bascule : frappée une fois de trop par son compagnon impulsif et violent, macho jaloux adossé à un gang de petits malfrats, Alma choisit d’échapper à son emprise et se réfugie auprès de Jean.
On se demande ce qui les fascine l’un et l’autre dans le catch, et qui n’est probablement pas la même chose pour chacun ; un regard en coin montre le plaisir d’Alma à voir Jean se prendre au spectacle, et en même temps c’est sa courtoisie et sa civilité qui servent de déclencheur dans sa décison de rompre avec sa vie de femme battue.

Dès lors, Alma devient elle-même aux yeux de son entourage une luchadora, en guerre contre l’ordre établi, rejoignant les militantes de la ligue locale d’entraide des femmes maltraitées. Mais elle n’est pas une passionaria de la cause, elle est trop individualiste pour cela, et le signe sous lequel naît sa révolte est celui de la lucha libre, une lutte aux règles faites pour être transgressées, et dont les stars locales ont choisi pour pseudonymes «Bestia salvaje» et «El Diablo».
Face à cette alternative, avec son tempérament et ses déterminations soci-culturelles, elle n’a guère d’autre choix que de prendre le parti du diable, de laisser agir le malin génie.

La lucha libre est bien sûr aussi une mise en abyme de la violence latente qui imprègne toute la ville, éclate en accès brutaux et se matérialise en abcès monstrueux dans les corps mutilés qui réaparaissent dans les terrains vagues en lisière de la ville, objectivés dans un déni complet d’humanité, morcelés aussi par les cadrages.
Cette violence est irraisonnée comme une maladie qui toucherait l’ensemble du corps social, puisque tout le monde en est au moins complice, et acceptée comme une fatalité. Elle colonise les représentations symboliques : dans un rêve de Jean, on ne sait trop si Alma, rêvée en vierge chargée d’ornements baroques, porte les stigmates ou a du sang sur les mains. On porte des croix comme des talismans, mais on ne peut s’empêcher d’y voir un rappel obsédant de celles qui s’accumulent au cimetière ; la statue géante du Christ qui domine la ville jette plutôt sur elle une ombre menaçante.
La mort rôde parmi les vivants, incarnée dans la silhouette encapuchonnée d’un jeune tueur à gage, tandis qu’une chouette, anonciatrice mortifère, plane sur la ville. Elle accepte des contrats, l’argent neutralise et régularise ces transactions, les rend normales, indiscutables.

La narration s’interdit tout commentaire, cantonant le lecteur à un point de vue externe, qui parfois seulement coïncide avec le cadre du viseur de l’appareil photo de Jean ; mais ce point de vue même reste impersonnel, toujours un peu à côté de l’action, comme si l’indice clé se trouvait juste en dehors du champ. Car le lecteur est entraîné dans une sorte d’enquête, reconstituant les événements et les réseaux de relation en commençant in medias res, par la scène où Romel, le compagnon d’Alma, la poignarde en pleine rue.
Le livre emprunte sa forme au roman noir, entre David Goodis et Le Dahlia noir, dressant une galerie de portraits de suspects, de complices, de victimes. Mais l’affaire reste irrésolue, si le mystère est cette omniprésence d’une violence inacceptable : au lecteur d’essayer de tirer ses conclusions.

En un sens, Alma est la femme fatale qui ne manque généralement pas à tout bon roman noir, elle porte d’ailleurs de manière bien visible la mort sur l’épaule en tatouage. Autour d’elle se noue une tragédie noire — et le roman noir apparaît bien souvent comme une version moderne de la tragédie antique — mais à laquelle elle participe activement, loin du cliché de l’innocente et passive victime d’un milieu social dépravé.
Et c’est peut-être bien, entre autres, ce qui fait achopper l’autre ligne du récit, l’histoire d’amour d’une mexicaine et d’un étranger, ou l’aventure de deux visions du monde qui coïncident presque fortuitement, se décalent, peinent à s’accorder en dépit du désir.

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Chroniqué par en mars 2007