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Le Monde Englouti

de

Au bord du monde, dans l’intermédiarité de cette bande de sable qu’est la plage, un jeune garçon explore du regard son environnement, s’oublie dans les détails en tournant le dos à ce grand vide qui l’entoure, si bien matérialisé dans ses dimensions spatio-temporelles par cet océan à l’horizon confuse et la rumeur essoufflée de ses ondes trouvant leur fin sur une pente douce à elles infranchissable.
A gauche la terre, à droite la mer. Au milieu un regard et donc une perspective dans un monde muet structuré par la lecture mais qui se donne à dire.

L’enfant se lève, suit les manifestations de la vie amphibie indécise et s’amuse de ce crabe aux pinces dérisoires. S’enorgueillant sûrement trop de sa taille autrement intermédiaire d’enfant, une vague téméraire vient le bousculer et le remettre à son échelle, l’échouant face à un appareil photo hermétique et à l’épreuve liquide, malicieusement désigné «Melville underwater camera».
Cette douche froide océane lui offre une énigme plutôt qu’elle ne la rejette. Les adultes, eux, n’y voient qu’un objet perdu et hors service, le rejetant comme la mer parce que n’ayant pas su couler (se faire oublier). Mais l’enfant dans sa curiosité exploratoire et l’expérience récente des mollusques devine un contenu, une vie peut-être à cette boîte obscure qui acquiert comme la transparence (la clarté) d’une bouteille à la mer quand il y découvre une pellicule aussi enroulée qu’un parchemin. Comme le plus beau des secrets il devra être dévoilé, déroulé pour faire sens et montrer son trésor. Il la fait donc développer et recharge machinalement l’appareil d’une autre pellicule puisque c’est sa fonction.

Le message est purement visuel, différemment énigmatique, s’offrant en sept images (une par mers peut-être) qui sont autant de trésors pour qui l’imagination est sans prix.
Six y nient l’abyssal et le désertique des océans, mais aussi la fonction principale de la photographie en donnant trace (rapport analogique) à l’imaginaire et donc existence, réalité et autonomie à celui-ci. Pourtant le point de vue est bien celui de l’objectif flottant entre-deux-eaux jamais loin de la surface, ballotté aux limites des éléments et de l’imaginable, témoignant de paysage hors-mesure comme d’exploits courageux ou insensés où s’énoncent une proximité humaine dans une altérité radicale. Qui a réalisé ces images ? Ces prises de vues ? Le hasard d’une vague plus forte ou l’intelligence de cette vie hors des regards terrestres. Il y aura autant de possibles qu’il y a d’images et plus encore.

La septième photographie est toute autre. Elle est l’autoportrait multiple des différents inventeurs de cet appareil photo, dans une mise en abîme où, cette fois-ci, c’est le temps qui s’explore, magnifiant du même coup l’autre aspect de l’acte photographique, dans une mise à jour archéologique par le grossissement, popularisée par le Blow-up d’Antonioni. Armé d’un microscope, il ira aux origines de cette suite de portraits, où un jeune garçon semble par un geste de salutation vouloir déclencher plus qu’une image au moment pile où, dans les terres continentales, Einstein relie le temps et l’espace.
L’enfant comprend d’un regard (attentif et scrutateur) sa place dans cette chaîne de vies, comprend la primauté de cette image sur les autres et ajoute son portrait avant qu’une vague, pressée par la marée, reprenne ce qu’elle lui avait prêté. Et un autre cycle d’images peut commencer, une autre rencontre et un autre livre pourquoi pas.

Le monde et un siècle d’histoire (enfantine), voici ce que cachait l’océan, qui ne matérialise plus désormais le grand vide qui nous entoure, puisqu’un appareil photo «waterproof» le dévoile en y montrant ce qu’on y met et/ou y omet. L’objectif n’est donc pas inobjectif quand il montre ce monde, flottant ou en flottaison au fil des densités marines, qui n’est surtout pas «englouti»[1] mais bien plutôt immergé, caché, latent car demandant à être développé.

Comme l’image est ici dessinée vous devinez qu’il s’agit d’un conte. Les images denses et muettes de David Weisner veulent être photographiques «pour de faux», invitant au discours et à la réflexivité.[2]
Benoît Peeters avait créé le mot «aniconète» pour évoquer les analphabètes des images[3]  ; ce livre est une méthode douce pour essayer d’y remédier, offrant par l’énigme et un silence éloquent la possibilité de discours et d’hypothèses infinies. Remplir le vide et les abysses insignifiants, faire parler l’enfance pour ne pas qu’elle s’en entoure et s’en habille, éviter que les symptômes persistent chez l’adulte clignant des yeux, voici l’enjeu humaniste et salvateur de ce livre où images et imagination rappellent leur proximité étymologique ainsi que leur primauté, dans un monde se construisant par le regard et l’interprétation.

Notes

  1. Le titre français de ce livre est donc particulièrement mal choisi. «L’autre monde» ou «un autre monde» pour reprendre le texte du quatrième de couverture aurait été certainement préférable puisque le titre original semble intraduisible. Celui-ci est Flotsam, c’est à dire «débris flottant», objets plus ou moins identifiés et ballottés mais aussi «bric à brac» à l’image de cette boîte, ce trésor enfantin, que trimbale le jeune garçon où il y recueille toutes sortes d’objets échoués qui au final, font l’inventaire de sa curiosité estivale débordante et de son appréhension du monde.
  2. Dans un registre proche je t’invite, ami lecteur, lectrice mon amour, à voir aussi le travail de Chris Van Allsburg, notamment son livre : Le mystère de David Burdick, Ecole des Loisirs.
  3. In Benoît Peteers : Case, planche et récit, Casterman, p.5, réédition Flammarion, collection «Champ», en 2003.
Chroniqué par en novembre 2006