Nos terres sombres

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Théâtre d’ouverture, nocturne forestière

Le livre Nos terres sombres, réalisé à quatre mains par Paz Boïra et Remy Pierlot s’ouvre sur une nuit ancestrale, une nuit posée comme un rideau métallique ; une forêt dont on ne distingue plus ni perspective ni volumes à moins de s’en accommoder pendant une certaine durée ; une ancienne clairière où plus rien ne se laisse pénétrer du regard ; où l’espace ne se confirme que parce que l’on s’enfonce en son sein. Dans cette nuit ancestrale, certains objets gardent en mémoire l’incandescence du jour, un crâne, souriant encore, un cerveau, sorti de sa boîte crânienne… Poursuivant son parcours, le lecteur/promeneur passera d’une profonde pénombre à la lumière la plus intense du jour, pour traverser également des pages qui ne reflètent ni le plein jour, ni l’obscurité mais une aube indéterminée, où un voile sombre recouvre encore la nature…

C’est bien un amour tout à fait particulier pour la nature qui unit Paz et Rémy dans leur parcours graphique, et les relie à ces nombreux artistes qui tiraient de l’observation et de la traduction de celle-ci, de ses conditions atmosphériques par exemple, des perceptions tout à fait singulières, des expériences pouvant aboutir à des considérations métaphysiques sur le monde. La rencontre est donc tout à fait atypique, qui a donné jour à Nos Terres Sombres ; une rencontre entre une dessinatrice ayant élaboré de nombreux récits graphiques au FRMK, dont le livre Encore un exemple où la vie est comme ça où une relation intime forge le récit ; et un artiste porteur d’un handicap mental, Rémy Pierlot, qui pratique la monogravure, la sculpture, le dessin… et qui a participé à plusieurs œuvres de collaborations (avec des artistes professionnels) par le biais de La « S » Grand Atelier, dont il est membre.

Où l’homme et l’animal se côtoient

Le travail de Paz et Rémy semble revisiter une histoire commune à l’homme et l’animal. Ne partagent-ils pas les mêmes espaces ? Ne s’échangent-ils pas des regards attestant de leurs existences réciproques sur des territoires communs ? Ne se meuvent-ils pas tous deux dans un espace où la lecture des signes naturels leur permet de vivre et de survivre ? Paz et Rémy sondent le vol trouble des oiseaux dans les airs, la multiplicité de leurs espèces. Ils dénombrent les arbres qui forment les forêts. Et par là, ils dessinent les premières lignes d’une géométrie ouvrant sur de nouveaux espaces. Ils guettent le ciel et toutes ses perturbations atmosphériques, toutes ces condensations et dilatations qui indiquent qu’un moment n’est pas un autre, qu’une journée ne ressemble pas à la précédente, et que les espaces à traverser restent très vastes. Ils interrogent les sens premiers, et la vue en particulier. L’œil, cet orifice qui s’ouvre et se referme et, par là-même, fait langage, tout comme l’astre solaire qui peut apparaître puis disparaître et indiquer que la nuit prend la place du jour…

Surfaces multiples…

Pour traduire ces phénomènes naturels, Paz Boïra a proposé à Rémy Pierlot une technique particulière de collaboration : elle dessine un plan, une surface faite de branchage, d’ornements naturels ou d’éléments atmosphériques, et propose ensuite à Rémy de la recouvrir d’une nouvelle couche, composée de ses éléments naturels à lui, et ainsi de suite… Chaque planche peut donc être effeuillée en une multitude de plans qui se superposent presque imperceptiblement et ne se dévoilent chacun que lorsque le regard prend le temps de pénétrer l’image. L’idée directrice de Nos Terres Sombres, selon les propos de Paz Boira, c’est de proposer un récit dont on effeuille les planches comme on creuserait un tunnel, un gouffre, en vue d’accéder à un ultime centre de la terre. Rémy est peut-être insondable, qui pourrait prétendre réellement pénétrer son univers ?  Il répond pourtant avec justesse aux propositions de Paz, en lui faisant les siennes. Les planches s’étoffent et permettent une lecture sensible. En parcourant les pages du livre, le lecteur voyage tel un animal qui dérive de son propre territoire, pour en découvrir de nouveaux.

…ou connaissance par les gouffres

Allongés en surface, dans cette nature foisonnante, sur une page qu’un voile de pénombre recouvre toujours, reposent un ours et un pèlerin sommeillant à même le sol, là où le chemin de la veille avait dû s’interrompre, forcés de constater que toutes ces routes ne mèneraient qu’à une multitude incessante de paysages que rien ne permettrait de pénétrer, à une errance. Alors que ces « promenades » au grand jour se perdent dans l’infinitude et se diluent dans des directions innombrables, des terriers apparaissent, le début de traversées possibles, les ébauches de tunnels qui seraient alors creusés par l’homme et l’animal. Peut-être une traversée contraignante, à travers toutes ces couches, dans un de ces gouffres obscurs, remettra-t-il les êtres en relation, laissera-t-il des êtres surnaturels apparaître ? Dans l’un de ces couloirs obscurs (et peut-être oppressants), m’explique Paz, des êtres s’animent. Dans la grotte apparaissent des êtres fantastiques, ni plus du règne animal, encore moins de l’humain, à moins qu’ils ne soient un étrange mélange des deux. Nos Terres Sombres, ce sont aussi toutes ces personnes, humaines, animales et surnaturelles qui apparaissent et continuent à s’animer, alors même que l’espace s’est restreint au point que le voyageur n’occupe plus qu’un couloir, une étroite cavité, un tunnel dont l’aboutissement est tout à fait incertain…

Site officiel de FRMK
Chroniqué par en mai 2012