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Les Nouvelles Aventures de Jésus

de

Frank Stack, ami d’enfance de Gilbert Shelton et idole de Crumb, professeur au département des beaux-arts de l’université de Columbia, a commencé au début des années 60 à dessiner les aventures d’un Christ revenant sur terre dans l’Amérique de la guerre froide. Publiées à partir de 1969, les Nouvelles Aventures de Jésus s’étendent sur plus de trente ans : les dernières planches ont été dessinées en 2006 pour la publication par Fantagraphics du recueil dont l’édition Stara est la traduction. Au fil des années, les dessins hâtifs et hachurés s’épaississent, les visages se précisent, les personnages s’affirment, et il est amusant de voir évoluer le trait rapide et facile de Stack, qui ne fait aucun effort pour dessiner « joli » (au contraire, les dessins sont efficaces mais rudimentaires, sans facilités, sans truquages techniques : tout en énergie, sans craindre le feutre qui bave ni le schématisme brutal). Mais l’intention satirique fondamentale reste exactement la même : explorer l’immense potentiel critique que recèle l’idée assez commune du retour du Messie dans une Amérique aussi hypocrite que corrompue. C’est en brodant sur ce thème que Stack livre avec les Nouvelles Aventures un petit ovni grinçant et ironique dont Shelton et Crumb chantent abondamment les louanges dans leurs deux préfaces.

Bien sûr, utiliser le personnage du Fils de Dieu pour mettre en évidence les hypocrisies, la bêtise et la corruption d’une Amérique qui se veut pourtant fondamentalement chrétienne, c’est un procédé tentant : Jésus est à la fois un Persan découvrant avec horreur l’état du monde près de vingt siècles après sa première visite, un Hippie décalé que les flics jettent en prison, un incurable naïf tombant dans tous les pièges de la société américaine. Comme Harry Morgan le remarque dans sa préface, Jésus est un Candide, promenant sa pureté absolue dans un monde absolument impur auquel il fournit le contraste brutal dont se nourrit la satire. Stack peut alors aussi bien réécrire l’histoire de la passion,[1] ou plonger son Jésus dans le milieu universitaire à la fois faussement liberal et vraiment pourri qu’il connaît bien,[2] ou encore faire de Jésus le nouveau conseiller de Reagan, ce qui lui permet d’imaginer une réunion à la Maison-Blanche digne d’un Blake Edwards gauchiste.[3]

Mais le Jésus de Stack n’est pas seulement un procédé narratif. Il est nourri d’une solide culture religieuse (Stack n’a perdu la foi qu’à la fin de l’adolescence), et les premières planches des Nouvelles aventures sont avant tout des révisions grotesques ou jubilatoires de l’histoire sainte. La satire de Stack ne se contente pas de détourner l’histoire religieuse : elle y prend sa place. Les dénonciations de la corruption morale, politique ou affective du monde moderne, les délires cosmologiques sur le jugement dernier, et même les scènes revanchardes d’un Jésus-colosse massacrant les légions d’Hérode, tout cela relève aussi d’une forme de prédication radicale, rappelant le véritable sens de la vie du Christ pour l’envoyer au visage de la dégradation de l’humanité qu’il est censé avoir sauvé. Il y a une forme d’évangélisme radical, de revanche hargneuse contre la tromperie cléricalisée de la bien-pensance bourgeoise, qui circule sans cesse dans les dessins de Stack. Au point qu’on finit par se demander si le but des Nouvelles Aventures de Jésus est d’enrôler le Christ sous la bannière de la contre-culture, ou bien plutôt de rappeler la présence du Christ au fondement de cette même contre-culture. Satanés Américains : la critique sociale, décidément, n’est chez eux jamais totalement étrangère à la prédication…

Notes

  1. Dans Jésus au cinéma, hilarante histoire de 1969, Jésus abandonne la non violence et colle aux Romains une raclée à la Stallone.
  2. C’est une autre séquence tordante, Jésus à une soirée entre profs, de 1972, dans laquelle Jésus sert de prétexte à un tableau au vitriol de la fausse société des universitaires demi-instruits dont les passions tordues et les bas-instincts se lâchent, à mi-chemin entre les planches les plus acides de Mad et les séquences les plus venimeuses de Woody Allen.
  3. Réunion au sommet, non daté, dans lequel on voit entre autres passer la figure de George Bush père, alors directeur de la CIA.
Chroniqué par en mai 2009