One Soul
Longtemps, j’ai cru que lire une bande dessinée était quelque chose de simple, d’immédiat, d’inné presque. Ne me disait-on pas qu’il ne s’agissait pas de vraie littérature, que j’aurais mieux fait de lire «de vrais livres» ? N’était-ce pas instinctif de suivre le mouvement de l’histoire, case après case, du haut vers le bas de la page ?
One Soul n’est pas la première bande dessinée à remettre en question ces prétendues évidences : nous avons déjà parlé sur du9 de Morlac ou de Vanille ou chocolat ?, et bien d’autres auteurs ont, à un moment ou un autre, cherché à s’écarter de ces constats trop simplistes. Ce n’est pas le cas de tous : le traditionnel gaufrier ressort encore trop comme automatisme sous la plume de bien des dessinateurs, le confort du grillage étant encore bien trop prégnant.
One Soul se présente d’ailleurs sous forme de gaufrier : une suite de planches de neuf cases de même taille, page après page, sans changement. Son originalité ne tient cependant pas tant dans l’arrangement d’une page isolée, mais plutôt dans la séquence des pages, touchant là encore à ce qui fait le cœur de la bande dessinée.
Prétendons que nous ouvrons One Soul pour la première fois sans jamais en avoir entendu parler. Au-delà de la page de titre, ce qui me frappe dans les premières planches, c’est l’impression d’avoir à faire à une bande dessinée abstraite : à une double page aux cases entièrement sombres fait place l’évolution de taches sur la page, coups de pinceaux hagards qui, au vu du titre, évoquent des ectoplasmes ou des embryons en formation. Les pages suivantes introduisent du texte[1] qui confirme cette impression : «This is me. This and only this». Les formes s’agitent plus violemment, débordent de l’espace du cadre, et l’on comprend que l’âme est prête à s’incarner dans un corps : «Here, and suddenly I am» répètent les cartouches de façon saccadée, jusqu’au moment de tourner la page, un simple mouvement qui pourtant change tout. Aux cahots précédents succède la placidité, alors qu’une mère, de dos, porte son nouveau-né dans ses bras. Mais cette âme unique s’est soudain fragmentée : comme le laissait présager la couverture, et comme le lecteur le comprend soudain, chaque case présente le début d’une vie différente : dix-huit naissances, autant qu’il y a de cases sur la (double)page.
Dix-huit vies qui vont se dérouler sous les yeux du lecteur, distribuées à travers le temps, des âges préhistoriques jusqu’aux années 1970. Concrètement, cela signifie qu’il y a au moins deux façons de lire One Soul. La première est la lecture classique, case après case, planche après planche, jusqu’à la fin du livre. Ce fut ma première lecture, et si elle est tout à fait possible et intéressante, elle ne permet pas de saisir l’intégralité de l’œuvre. Les jeux de symétrie, visuels comme verbaux, sont pourtant nombreux, et puisque chaque double page présente les personnages à peu près au même âge, cette lecture paraît logique. Au fil des pages, on abandonne en chemin ceux qui meurent prématurément, leurs vies alors remplacées par des cases noires sur lesquelles un texte s’inscrit de temps à autre, réflexion post-mortem ou voix d’outre-tombe, à vous de décider. On a du mal à comprendre plusieurs des fils narratifs ; au final, on ne fait qu’effleurer ces vies, sans jamais s’y attarder, autant de moments glanés au hasard et présentant des portraits fragmentés, incomplets.
Pour compléter cette lecture fragmentaire, il est donc nécessaire, arrivé à un certain point, de reprendre l’ouvrage du début et de prendre chaque fil séparément, lisant une case de chaque planche à la fois. Prises séparément[2], les vies de chaque protagoniste s’éclairent, et surtout, s’approfondissent : de silhouettes, ils prennent du relief et l’on parvient enfin à s’attacher à ce médecin désabusé, à ce berger prisonnier, à cette chanteuse comblée. Et la mort survient, parfois (trop) tôt, parfois tard, mais finit toujours par briser net ce fil qu’on s’était habitué à suivre. On revient au début du livre, comme une âme se réincarne, et on recommence la lecture ailleurs.
Une troisième lecture de One Soul, fantôme, est possible. L’âme qui habite ces personnages est à la fois une et multiple : une flamme qui surgit de temps en temps, discrète, dans la case, et qui préfigure le chœur de ces voix qui, communes, deviennent distinctes au moment de la naissance avant de converger à nouveau au moment de la mort. Les récitatifs posthumes, comme des filaments perdus dans les limbes entre enfers et paradis, laissent paraître une certaine amertume envers le divin, un doute béant sur le sens de ces vies finalement bien insignifiantes en regard du grand tout. L’épigraphe glaçante du livre – «To Dorian, our beloved son, born and died March 13, 2010» – éclaire certainement ces réflexions dont on ne peut s’empêcher qu’elles reflètent la pensée de Fawkes lui-même.
Pourtant, la philosophie de One Soul n’est pas celle du pessimisme : les questions de cette âme multiple et unique ne trouveront pas de réponse dans les pages du récit, mais bientôt la voilà qui se démultiplie, au-delà des dix-huit vies dont nous venons d’être témoins. La voilà parlant au nom des juges, des marins, des voleurs, des nobles et des pauvres, des bibliothécaires et des philosophes, des femmes et hommes de toutes origines et de toutes religions. Et alors que ces voix sont «disséminées dans l’union, unies dans l’isolement», voilà que soudain le gaufrier auquel nous avions été habitués se brise. Les cases noires fusionnent les unes avec les autres, l’âme murmure une dernière parole – «This is me and all of this» – et, sur la dernière double-page, le lecteur se retrouve face à une dernière case, muette, noire, immense. Les marges même du livre disparaissent finalement. L’effet est simple et pourtant touche au cœur : à chacun de voir dans cette noirceur finale un trou béant, impossible à remplir, ou un tunnel nous ®amenant vers des horizons nouveaux ou familiers.
One Soul est une œuvre à la fois modeste par son propos, et ambitieuse par sa forme. Il serait dommage de la réduire à une simple astuce de mise en page : oui, Ray Fawkes nous pousse à réapprendre comment lire une bande dessinée, mais c’est avant tout au service d’une parabole que d’aucuns jugeront simpliste mais que j’ai trouvé touchante dans sa calme assertion en faveur d’une déconstruction des a priori et des cases trop petites.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!