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Orage et Désespoir

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La brune est Orage, la rousse est Désespoir. Orage et Désespoir prendront le bateau, une des deux tombera à l’eau et ensemble ont la vieillesse pour ennemie. Bien sûr il s’agit d’absolu, car ce sont surtout ceux voulant lutter contre elle qui deviennent les ennemis de ces deux jeunes filles, quiddités de la jeunesse. Au reste, en villégiature sur les côtes de ce qui semble être la Bretagne, elles ne recherchent que les petits amis et les grandes aventures sentimentales de toutes débutantes dans la vie.

C’est au large, pas loin de l’horizon marin pour qui a les pieds sur terre, qu’est le point de fuite où tous convergent volontairement ou involontairement. Il s’agit d’une île baptisée «aux morts» après un mystérieux et sanglant fait divers du début du siècle précédent, que les plus superstitieux confondent volontiers avec celle «des morts» chère à Böcklin.
A défaut, c’est surtout un grand écueil d’histoires et d’espérances qui se mélangent dans les brumes de l’illusion et du perçu, offrant aux différents personnages ce qu’ils désirent ou ce qu’ils craignent.
Tout cela reste tragi-comique, car Lucie Durbiano a cet étrange talent de distiller et de s’amuser de l’ambiguïté. Elle ne cherche pas à affirmer ou rationaliser, elle retire et remplace avec humour du signifié à ce qui semble le plus signifiant. Dans ce livre, par exemple, Orage et Désespoir sont des prénoms comme Huguette, Cindy ou Laurence. Les notions, les signifiés que nous leur accolons, n’existent tout simplement pas dans cette histoire. Cela ne veut pas dire non plus que ces notions n’y existent pas, mais que le signifiant peut être autre chose. Huguette ? Cindy ? «Attention, le temps sera à l’huguette sur une bonne partie du pays, aujourd’hui». Pourquoi pas ? Cela n’est pas dit, mais cela pourrait l’être.
Toute cette histoire semble née d’une ambiguïté dans la perception phonétique d’une réplique théâtrale bien connue. Ici tout en découle et il est naturel que ce soit sur une blague se jouant de la même ambiguïté que tout cela se termine, dans ces torpeurs enfantines créatrices à l’arrière des voitures, cherchant à nier cette attente liée au déplacement même.

Le livre de Lucie Durbiano commence comme du Rohmer et se termine comme du Franju.[1] Comme dans l’un on parle beaucoup mais on pense à autre chose, voire qu’à ça, et comme dans l’autre on a se souci de relayer la mythologie d’une enfance et d’un médium (voire d’un médium en enfance) dans les acquis et concessions d’un médium d’aujourd’hui (un peu plus adulte par conséquence).
Les éléments «rohmeriens» du début sont les plus marquants. L’auteure a ce don pour le dialogue juste et l’inattendue sociologique dans les second rôles (la sœur et la mère de Pierre par exemple). C’est là que sont les surprises mais c’est aussi précisément ce que semble ensuite fuir la dessinatrice, allant vers le fantastique comme pour cacher ce qui était trop «conte moral» et plus généralement, peut-être, trop proche du témoignage et du souvenir où l’ambiguïté et l’humour ont moins leur place, à ses yeux.

Orage et Désespoir vous fera donc, peut-être, bayer aux corneilles. Sa lecture est agréable, certes, mais sans ce petit plus qui faisait le charme extraordinaire d’un album comme Laurence.[2] L’œuvre est là sans l’être totalement, peut-être victime d’une collection n’osant s’avouer elle-même là parce qu’il faut, ou de peur de ne pas y être.

Notes

  1. Le Franju des Yeux sans visage ou de Judex.
  2. Aux éditions Ferrailles, sorti en 2004. Un album magnifique se situant dans l’héritage de Forest par ces ambiances, son humour, sa sensualité et une forme de poésie graphique.
Site officiel de Bayou (Gallimard Jeunesse)
Chroniqué par en avril 2006