Par les sillons

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Avant de commencer, attardons-nous sur l’objet entre nos mains. Il y a tout d’abord cette couverture brillante, que l’on croirait presque translucide, surface lustrée révélant une matière griffée, scarifiée presque, où traits, éraflures et couches se superposent, défiant le lecteur de venir creuser à son tour pour en exhumer quelque trésor enfoui.
Sous cette couverture, un livre qui bien souvent s’échappe. Un livre brut, blanc, sans un mot, sans un titre, sans apprêts. Pas de dos non plus, les cahiers sont simplement encollés, un peu de rugosité dissimulée dans cet univers lisse. On ouvre, on s’engage, et un peu plus loin, après les étendues immaculées de quelques pages blanches, se trouvent les mentions légales et les remerciements. Quelques lignes serrées, sur une feuille de rhodoïd, tenue par un simple point de colle, comme si l’on ne se résignait à attacher des mots à ce livre qu’à contrecœur, après-coup. Il y a là un extrait d’e-mail, fragment de correspondance révélé à son tour, peut-être maladresse calculée à l’attention de celui qui saurait voir.
Celui qui saurait voir, ou celui qui saurait toucher — toucher cette feuille de rhodoïd, matière première de l’auteur, ici domestiquée, à moins qu’elle ne soit la seule rescapée[1] venant témoigner de la lutte qui habite les pages qui vont suivre.

Car Vincent Fortemps gratte, griffe, fouille la matière déposée, sculptant tout autant qu’il dessine, révélant les formes qui s’y cachaient jusque là. Aux mots vient se substituer le geste, geste de création et geste capté/capturé sur la page. Dans cette narration silencieuse, les images qui se succèdent deviennent la marque d’un regard. Un regard au-delà du temps, comme dans le brouillard de la mémoire, qui revient sur des impressions, quelques images fugaces, des choses insignifiantes et pourtant remarquables, un oiseau aperçu au bord d’une rivière, une araignée au milieu de sa toile. Au milieu du tourment de cette création, l’évidente simplicité de certaines lignes apparaît comme miraculeuse.
On y retrouve aussi, peut-être, les moments d’une vie ancestrale, de ces histoires de famille que l’on se transmet (si loin et si proche en même temps), où l’on cherche parfois à retrouver un visage — visage flottant, imprécis, souvenir qui s’échappe ou réalité qui se dérobe. On pense alors à de vieilles photographies, épreuves éprouvées par le temps (pliées, rayées, tachées), empreintes devenues nébuleuses et imprécises, comme autant de fragments d’un récit à reconstruire.

On parcourt cette histoire et cette terre au fil des sillons du titre, ces traces laissées (grattées, creusées, striées) qui révèlent et qui mettent au jour une terre nourricière. Et puis il y a d’autres sillons, ceux de la grande guerre et de ses tranchées, de ses explosions et de ses morts. Les sillons comme autant de blessures ouvertes, les routes comme autant de cicatrices — il y a la lumière qui se pose sur la nature,[2] et l’obscurité que répandent les hommes.
«Ce livre peut se lire avec les mains sales», indique la feuille apposée en introduction, comme un encouragement donné au lecteur à rajouter lui-même de la matière, à explorer les strates, à creuser pour forger ses propres interprétations. Œuvre à la fois brute et subtile, lumineuse et sombre, Par les sillons est un livre où l’on revient se perdre et questionner ces images dont on ne saurait épuiser le mystère.

Notes

  1. La première page du récit commençant en effet par un espace vide, du même format que cette feuille.
  2. Une nature qui endure, comme ces arbres dont les branches torturées continuent de se tendre vers le ciel.
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Chroniqué par en juillet 2010