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Peindre sur le Rivage

de

En ouvrant un journal intime écrit il y a deux décennies, une femme se souvient d’elle à trois ans de la trentaine.

Elle allait alors entrer dans une école d’art au Nord de la Suède, passer un an loin de Stockholm, comme semblant chercher une matérialisation de ces cycles qui font une vie, dans les frontières naturelles indécises d’un bout du monde où se rencontrent terre et mer, mais aussi nuit et jour polaire. L’eau comme métaphore du temps dans ses marées et ses écoulements jusqu’au rivage, d’où il devait s’agir de plonger ou pour le moins d’embarquer. Une décision était à prendre, une obscurité étirée ou une longue clarté en aurait découlé, la question était vers quels horizons, qu’ils fussent sentimentaux et/ou professionnels.
Dans la précision du trait, du cerné, le présent est en noir et blanc.[1] Le livre commence ainsi, inversant les conventions,[2] mais aussi, peut-être surtout, pour mieux montrer l’actualité de soi, des souvenirs des autres et des paroles échangées, puisque tous les personnages sont en noir et blanc dans ce passé coloré, comme étant toujours tous bien présents en quelque sorte.[3]

Passé, présent, couleur, trait, tout serait dans cette dialectique. Les réseaux de traits du présent formant dessin[4] se superposent sur le souvenir flou et coloré du passé.[5] Une sorte de mise au point télémétrique, où deux points de vue, deux images mais aussi deux époques se rejoignent, se superposent, pour pouvoir déclencher, enclencher, faire souvenir d’auteure à nos yeux de lecteurs.

«Peindre sur le rivage», au bord d’un gouffre que cache l’élément liquide. L’auteure en prend conscience, en fait image, se rassure dans la translucidité marine et fini par voir le temps navigable d’une certaine manière, tout en n’osant pas s’en imaginer digne d’autres.
Pourtant, ainsi en bordure, jamais elle ne peint à nos yeux. Ses carnets sont des dessins au crayon, et ses «peintures» — ce qu’elle nomme ainsi elle et ses professeurs, p.56 par exemple — sont elles aussi des dessins au crayon.[6] C’est là une des belles cohérences (paradoxales) du livre, que l’auteure pousse loin puisque le professeur avec lequel elle a une aventure peint par aplat de couleurs. Et quand ce dernier s’éprend d’une autre étudiante, celle-ci se met à peindre dans un style proche, dilué, qui «met en rage» Anneli.

Peut-être que le titre exact du livre aurait dû être «dépeindre sur le rivage», dans le sens où dépeindre signifie (suivant le Grand Bob) «représenter par la couleur» ou bien «décrire et représenter par le discours». Un discours qui, puisqu’ici nous sommes en bande dessinée, s’étend au dessin, le fait parler, discourir et qui se confronte à cette couleur naturellement entièrement dédiée à l’image. Une «dépeinture» donc, au bord, dans l’inquiétude de l’étape à franchir, d’un pas vers une vie qui semblait devoir moins s’apprendre et se découvrir que seulement se vivre. L’optimisme du livre est de revoir ce franchissement, de faire retour, mise au point, de se comprendre heureusement quelque peu décentré de soi et de ses craintes.

Notes

  1. Encre, uniquement au trait.
  2. Une convention issue de la photographie (noir et blanc = passé) dont l’auteure s’écarte logiquement puisqu’il s’agit ici de peinture et de dessin. Un choix d’autant plus intéressant que ce livre est en grande partie autobiographique.
  3. Seul, les cheveux de l’auteure sont en couleur. Une teinture ? Notons aussi que les personnages peuvent être rehaussés d’un lavis léger, ou de traits au crayon.
  4. Et sachant la vérité de ce qui est vue du présent comme un dessein.
  5. Myopie d’alors ou bien de celle de la mémoire.
  6. Elle réalise des peintures que quand elle arrive. C’est au cours de son évolution qu’elle glisse vers cette «peinture» qui est du dessin à nos yeux, précisément quand elle devient peintre à ses yeux et ceux de ses professeurs.
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Chroniqué par en octobre 2010